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II - René ALLIOT 1882 à 1912

RENÉ ALLIOT ET MARIE VERSTRAET

- II -

de 1882 à 1912

René Alliot et marie Verstraet, vers 1887

René Alliot et Marie Verstraet avant leur mariage

Maurice a toute sa vie durant témoigné d’une grande admiration pour son père, pour l’industriel qui a contribué au développement des transmissions par fils et câbles électriques, mais aussi pour le patron et pour l’homme qu’il était dans l’entreprise pour ses ouvriers, employés et collaborateurs,  et, au dehors, parmi les spécialistes de ce secteur en développement en France et à l’étranger. Aussi a-t-il conservé précieusement et commenté beaucoup de documents ayant trait aux activités professionnelles de son père et à la vie des usines. Maurice, formé lui aussi à l'Ecole Centrale, est lui-même, dès son retour de la guerre de 1914-1918, partie prenante de cette activité.
Plusieurs notes ou éléments de"CV" ont été rédigés par Maurice en 1934. Il y retrace les principales étapes de la carrière professionnelle de René ALLIOT (en 1934, d’ailleurs, celui-ci est encore très présent à l’usine de Reuilly dont il préside, pour quelques années encore, le Conseil d’Administration).

 René, donc, est sorti de l’Ecole Centrale des Arts et Manufactures, et ses obligations militaires sont remplies….
Entre 1881 à 1889 il est ingénieur dans le secteur des ponts et chaussées: Il y exerce plusieurs activités, et séjourne en plusieurs endroits. Par exemple, il collabore à la construction de différentes lignes de chemin de fer de l'Est, dont celle de Laon à Charleville; puis on le trouve à Saint-Dizier (Haute-Marne) où il travaille chez HACHETTE & DRIOUX à l'édification de "ponts et charpentes métalliques". On le verra aussi à Vitry sur Marne et surtout à Saint-Denis où, quittant le domaine des ponts et chaussées, il s'intéresse, comme son futur beau-père, ingénieur chimiste, à l'industrie du caoutchouc. On sait que Louis Vertraet a très bien connu la famille Menier, réputée pour le chocolat, mais aussi pionniers dans l'industrie du caoutchouc (les Menier expoitaient au Nicaragua non seulement des plantations de cacaoyers, mais aussi hévéas) et dans la fabrication de câbles souterrains pour la télégraphie et l'électricité: Or Louis Verstraet avait travaillé à Noisiel (fabrication de médicaments pour la pharmacie enrobés de cacao, puis chocolaterie), à Paris Grenelle, rue du Théâtre,  où était l'usine Menier de "Caoutchouc et Gutta Percha, télégraphie électrique" (les Vertraet habitaient alors rue Friant, dans le 14ème)...., et enfin à Saint-Denis où les Menier ont installé leurs usines et laboratoire de chimie, consacrant définitivement le site de Noisiel à l'industrie du chocolat (Voir chapitre consacré à Louis VERSTRAET et à ses relations avec la famille Menier).

Toujours est-il que c'est à Saint-Denis que le destin de René croise celui de Marie et de sa famille. Lui loge alors au n°29 de la rue de Paris. Les Verstraet demeurent au n°30 de la rue de la Briche. René travaille sans doute alors dans l'usine de caoutchouc que son futur beau-père vient d'acquérir à Montrouge. Deux indices nous autorisent à le penser: Cette lettre adressée à Marie, depuis Marmelon, le 10 août 1887, dans laquelle les Portalis  adressent à Marie compliments et vœux "pour que vous trouviez dans cette union le bonheur que vous méritez. Vous devez rester à Saint-Denis avec vos parents ou iront-ils à Montrouge ?" Ce passage semble indiquer que Louis est alors en train de transférer ses activités à Montrouge, au sud de Paris, où l'on sait, par les notes de Maurice, qu'il a dirigé une usine de caoutchouc. Plus tard, entre 1887 et 1889, Louis Verstraet revend l'usine de Montrouge, dont une partie vient d'être détruite par un incendie, et choisit de se consacrer à sa passion, le fameux projet de Canal des deux mers. L'usine étant vendue à un allemand qui se vante à lui d'être "riche, très riche", René préfère démissionner. Il cherche alors à monter une affaire dans l'un des secteurs que son beau-père lui a permis de découvrir. Voici ce que relate Maurice dans l'une des petites notes qu'il rédige alors que âgé déjà, il aime tant faire revivre et consigner ses souvenirs :

La première affaire René Alliot

On relève au passage que pour René, un départ en Algérie était une solution tout à fait envisageable. De façon générale, si Marie ne l'avait pas un peu dissuadé, il aurait assez aimé partir à l'étranger, et tenter l'aventure dans les colonies françaises de l'époque. De même qu'il aurait certainement beaucoup voyagé. Mais là, de toutes façons, le hasard s'étant mis du côté de Marie, c'est à Paris que l'aventure - industrielle s'entend - va vraiment commencer quand René devient fabricant de Fils et Câbles pour l'Electricité: "A une époque, écrit Maurice en 1934, où cette industrie, à peine naissante, était dépourvue de méthodes et de matériel spécialisé, (il) a contribué à tous les progrès de cette industrie maintenant standardisée". Il fonde, en mai 1889, la firme de fils et câbles isolés pour l’électricité "qui porte encore son nom" (Maurice, 1934).
Sont-ce d'anciens reçus de la fabrique rachetée par René qui lui servirent par la suite de brouillons ensuite pour faire ses propres comptes? Toujours est-il qu'il portent l'adresse du 25 rue Saint-Ambroise et ne connaissent pas le nouveau siècle.

Reçu Bourdon           Reçu Bourdon verso

Dans une note adressée en 1985 (il avait donc 94 ans!) à son neveu Pierre Limasset, Maurice apporte ces précisions très intéressantes sur l'activité de l'usine, puis des usines, et de leur développement:

"On y isolait, par coton ou soie, des fils de cuivre pour la téléphonie, la télégraphie et les appareils de mesure. Un peu avant 1900 eût lieu une expérience célèbre: On installa à la gare aux marchandises de Paris Nord une dynamo produisant du courant électrique "continu" et on mit un moteur électrique à la gare de Creil, un câble reliant les deux.... et le moteur tourna...! Le transfert de la force motrice par l'électricité se développa alors rapidement, surtout lorsque l'on sut utiliser le courant alternatif qui supprimait considérablement les pertes par chaleur (effet Joule) du courant continu. Alors l'usine de la rue saint-Ambroise se développa rapidement. René Alliot créa donc une deuxième usine dans son pays natal, à BOHAIN (Aisne) (.....), et utilisa les ateliers que son père avait créés avant la guerre de 1870 (...) (il) en augmenta considérablement la surface par l'achat de jardins voisins et la construction de nouveaux ateliers. Dans ces jardins, il y avait des maisons qu'il laissa aux occupants leur vie durant. Il fallait dévider et mettre en bobines (la soie ou le coton). René Alliot essaya de faire le travail dans l'usine de Paris: Ce fut un désastre, tant il y avait de déchets. Mais, à Bohain, cela se passa très bien. Les femmes avaient les bouts des doigts très lisses (la fonction crée l'organe) alors qu'il n'en était pas ainsi à Paris."

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Rue de Paris à saint-DenisMais revenons en arrière, quand René est encore à Saint-Denis et s'y éprend de Marie Verstraet. Elle est la fille de Louis et de Sophie VERSTRAET (née Sophie FACON) . Elle habite encore avec eux 30 rue de la Briche. En 1887, René et Marie se fiancent. La date du mariage est fixée au 21 octobre de la même année.
"J’en pleure de joie, car vous savez l’affection que j’ai pour vous et qui ne date pas d’hier" écrit à Marie Mme Pivois, une amie de sa famille "vous avez raison, on ne perd rien pour attendre et votre père savait ce qu’il voulait en ne pressant pas votre mariage".
Marie, vers 1887Marie a 30 ans (elle est de quelques mois l'aînée de René) : peut-être a-t-elle eu d’autre prétendants ? Cette remarque souligne en tout cas le rôle du père et du mari, chefs de famille, comme on le verra plus loin dans les documents officiels du mariage et dans le sermon du curé !

Contrat de mariageContrat de mariage est dressé chez Maître Leclerc, à Charenton-le-Pont (Seine) . Quelques extraits de ce contrat (voir extraits p1, p2, p3, p4, p5) illustrent ce que peuvent être les « apports en dots » dans ce milieu d’industriels à la fin du 19e siècle. On note aussi que la mère de chacun des mariés est "autorisée" par son mari à consentir à la dot…!
René, vers 1887Ce genre de détail juridique dans le cadre du contrat de mariage, mais plus encore la "parole" de l'Eglise au cours du sermon, lors de la messe de mariage de Marie et de René, sont tout à fait significatif du rôle imparti à la femme dans le couple en cette fin de 19ème! On mesure le chemin à parcourir pour l'émancipation de la femme, et l'égalité des sexes! Avant d'écouter ce qu'en dit M. le Curé, du haut de sa chaire, faisons un détour par la mairie où est conclu le mariage civil. Le texte (accessible ici p.1, p.2) indique quelles personnes entourent les mariés, leur condition, leur âge : Les témoins, à part les mamans des mariés, sont des hommes... Mais voyons ce qu'en pense M. le Curé:

"L'avenir, pour vous, Mademoiselle, je le caractériserai d'un mot: Vous allez perdre votre nom. C'est un fait symbolique. Il exprime et préfigure le don complet et sans retour que vous faîtes de toute votre personne ; vous appartiendrez corps et âme, tête et cœur à votre mari, votre chef, et votre maître. Il vous faudra, sinon le rendre heureux – ce qu’il ne doit attendre que de Dieu seul, vouloir au moins son bonheur jusqu’à immoler au besoin le vôtre. De pernicieuses imaginations, mes Frères,  sont de notre temps fort en vogue. Une jeune fille s’imagine volontiers que son mariage sonnera pour elle une heure d’affranchissement. Elle se trompe du tout au tout. L'apôtre n'exige pas en vain que la femme soit soumise, la loi civile ne décrète pas en vain que la femme doit obéissance. De la tutelle de son père et de sa mère, la jeune fille qui se marie passe sous la tutelle, moins souvent faible, d'un mari. Elle se donne un nouveau père et une nouvelle mère et double par là ses devoirs de respect et de subordination. C’est à la fois le besoin, l’honneur et le bonheur de la femme d’être toujours subordonnée. L'Apôtre et la loi, d'autre part imposent au mari l'inéluctable obligation d'aimer plus que tout ici-bas sa femme, de lui garder fidélité, de la protéger coûte que coûte contre tout et tous, il doit être son exemple, son guide, sa ressource, et j’oserai dire sa providence. Que le mari déroge aux multiples devoirs de sa qualité de chef, ou que la femme élude les contraintes de son assujettissement, ou que l’un et l’autre s’entendent pour établir sur d’autres bases et régir par d’autres règles leur communauté, ils n’y trouveront, chacun de son côté, que douloureux mécompte. J’avoue que, des deux parts, la tâche, ainsi comprise, est rude. Mais j’affirme aussi, Monsieur, qu’elle n’a rien au dessus de votre force de volonté et j’atteste Mademoiselle que, Dieu aidant, elle restera encore en dessous des nobles abnégations et des courageuses vertus ……..etc".

Le ménage s’installe provisoirement chez les parents de Marie, 30 rue de la Briche à Saint Denis. C’est là qu’est né Maurice le 26 mars 1889, comme l’attestent le faire-part  de cette naissance et l’extrait d’acte de naissance . C'est donc très peu de temps après que le ménage va quitter Saint-Denis pour Paris, où René a acquis la petite fabrique de la rue Saint Ambroise.

L'installation boulevard Voltaire,
et l'usine de la rue Saint Ambroise

60 Bd VoltaireCette « petite fabrique », située au 25 bis de la rue Saint Ambroise à Paris, est à l’origine des établissements R. ALLIOT, ROL et Cie, devenus ensuite ALLIOT, LIMASSET et Cie, successeurs.
René, Marie et le petit Maurice s’installent donc très rapidement à Paris, Boulevard Voltaire (11e), au n°60: La porte cochère qui en marque l'entrée est la première qui s'ouvre sur le boulevard à gauche de l'immeuble qui fait l'angle avec le Boulevard Richard Lenoir. Ils ne sont pas loin de la rue Saint Ambroise où René s'est lancé dès le mois de mai 1889 dans la fabrication de fils et câbles électriques. Maurice est d’ailleurs baptisé dans la future paroisse de la famille, Saint Ambroise. Ils sont proches aussi du domicile qui sera très longtemps celui des Rol, Juliette et Eliacin, au 22 du Bd Ricahard Lenoir (mais en 1889, ceux sont à Laon, où Eliacin exerce encore son métier de pharmacien).
En septembre de la même année, on a la douleur de perdre "Bon Papa", Ernest Alliot.
Thérèse, le 22 juillet 1890, puis Henri, le 30 mai 1895 sont nés à l'adresse désormais familiale, 60, Boulevard Voltaire. L’affaire marche bien, les enfants grandissent.

Maurice et Thérèse vers 1893

Maurice et Thérèse vers 1893, puis, un peu plus tard, en 1895 ou 96:  

Maurice en vacances      Thérèse

  Le petit Henri en 1896 Le 24 septembre 1897 intervient un événement terrible. Le petit frère Henri meurt, comme  cela arrive alors, d'une maladie infantile. C’est la consternation. Né en mai 1895, il avait un peu plus de 2 ans.
Est-ce Maurice (8 ans et demi) qui a écrit ces trois mots terribles "Henrie est mort" au dos de la carte de visite bordée de noir ?
 Les personnels de l'usine manifestent à la famille leur profonde et sincère tristesse. On mesure, dans les écrits qu'ont laissés René et Maurice, l'attachement qui se nouait entre les uns et les autres, toujours prêts à s'exprimer dans les événements difficiles comme dans les moments de fête. La lettre écrite au nom des personnels par Monsieur Ettienne, chef d'atelier, est touchante. (on peut la lire en format agrandi dans une nouvelle fenêtre).

Henri est mort

Lettre de M. Ettienne

Le 24 mai 1899, pour le 10ème anniversaire de l’usine de la rue St Ambroise – 1889-1899 – Monsieur Ettienne, chef d’atelier, prononce un discours en l’honneur de René ALLIOT, au nom de tout le personnel . René est accompagné de toute sa famille, entre autres de sa femme, de sa mère Héloïse (63 ans), de son fils Maurice (10 ans) et de son beau-frère Eliacin ROL qui, vivement intéressé depuis les débuts de l’affaire par le développement de l’usine, doit incessamment devenir son associé de façon officielle.
Les personnels de l’usine offrent, en témoignage de leur attachement à l’œuvre accomplie par leur patron, un bronze, allégorie de «Paix et labeur».

"(…… ) Ce bronze (… ) vous rappellera notre amitié, vous dira combien nous vous aimons, et plus tard, quand nous n’y serons plus, cette image fortifiera le cœur de vos enfants, leur montrera le bon chemin et, j’ose l’espérer, ils suivront votre exemple et verront que le cœur de l’ouvrier laborieux et honnête ne se donne pas à tout le monde mais à ceux là seulement qui le considèrent et l’apprécient.(……) Oui, dix années se sont déjà écoulées …. Que de choses j’aurais à rappeler depuis cette époque…. N’ai-je pas vu cette maison enfant, ne l’ai-je pas vue grandir, prospérer, n’ai-je pas vu tomber les murs pour les voir réédifier plus loin ? C’est à ce moment que j’ai commencé à admirer votre intelligence pour la façon avec laquelle vous saviez remettre tout à sa place (…)"

Monsieur Ettienne évoque les premiers temps :

« Le début a été dur pour vous. Vous avez du faire un effort surhumain pour vous mettre au courant du travail, car à ce moment un certain individu voulait vous faire sombrer, débauchait votre personnel, racontait que vous aviez ou que vous alliez prendre chez vous des prussiens : c’était peu connaître vos vertus civiques. Vous avez vu tout cela sans émotion, continuant votre œuvre ……. ». …. « et c’est avec une joie immense que j’ai constaté que l’intelligence de l’un a vu la prospérité et que la méchante pensée de l’autre n’a connu que la détresse. »

Il s’adresse quelques instants à Madame Ernest ALLIOT

« Tous ici nous aurions été plus heureux encore s’il nous avait été donné de voir Monsieur votre père car, aux dires de ceux qui l’ont connu, vous en êtes comme cœur et caractère le vivant portrait. Le vieil industriel eût été fier de voir l’œuvre édifiée par son fils. Permettez-moi au nom de tous de saluer respectueusement sa mémoire. »

Il a aussi un mot pour Eliacin ROL, le mari de Juliette: Pharmacien de profession, il se passionne pour l'aventure industrielle et accepte avec enthousiasme de s'associer à son beau-frère René :

« Quelques semaines encore et vous serez ici l’égal de Monsieur ALLIOT. ……… Nous ferons tout pour mériter votre confiance et votre estime. »

Enfin, s'adressant à Maurice :

« Et vous, jeune homme, vous êtes d’un âge à qui l’on peut confier ses impressions. Méditez bien cette cérémonie : ouvriers acclamant leurs patrons, elle vous indiquera la direction que vous devrez prendre dans un temps peu éloigné peut-être. Travaillez, étudiez ferme. Vous avez tout pour réussir : la force et l’intelligence. Acceptez ce conseil de nous autres qui, pour la plupart, ont eu une jeunesse malheureuse, personne pour nous guider, tandis que vous, l’avenir vous sourit, des parents qui peuvent vous créer une situation indépendante, vous pourrez vivre comme eux, heureux, ayant l’estime de tout le monde, du haut en bas de l’échelle sociale. »

En remerciement pour ce témoignage d’amitié et ce cadeau auquel il ne s’attendait pas, René ALLIOT offre quelques jours plus tard à tout son personnel un repas suivi d’une petite fête. Il associe dans une allocution chaleureuse  les personnels des usines de PARIS et de BOHAIN. Cette seconde usine, il l'a ouverte trois ans plus tôt, en 1896.... Les personnels ont envoyé des fleurs pour s'associer à cet hommage. (ci-dessous, les pages du discours lu par René, écrites de sa main....)

 Remerciements p.1   Remerciements p.2   Remerciements p.3   Remerciements p.4 

Maurice, lui, aurait pu raconter au cours de cette cérémonie, comment il avait un jour conçu que le métier pouvait lui rentrer dans la peau:

"Mon père, ingénieur de l’Ecole Centrale, arts et manufactures, avait une usine rue Saint-Ambroise où l’on fabriquait des fils isolés pour l’électricité, et un peu plus tard des câbles pour les transports électriques. Je m’intéressais toujours beaucoup à tout le matériel employé, cela m’amusait, de même que j’étais toujours planté, à un moment donné, devant le moteur à gaz qui faisait tourner cette petite usine. Enfin, on pouvait peut-être espérer que moi aussi je deviendrais un ingénieur, et que j’aurais des machines. Le métier m’est bien rentré dans la peau à ce moment-là, je me rappelle qu’une fois, mon père avait commandé une très jolie petite câbleuse, qui n’était pas encore installée lorsque je l’ai vue pour la première fois, mais on pouvait déjà la faire tourner un petit peu en appuyant vigoureusement avec le bras sur une des arêtes transversales de cette petite câbleuse. Je n’ai pas manqué, évidemment, par curiosité, de la faire tourner, mais comme je n’étais pas très grand, il fallait bien que je me penche sur la machine. J’ai appuyé avec les deux bras, et bing ! On m’a retrouvé par terre, sans connaissance.
J’avais penché la tête, et un des tirants de la câbleuse était venu me frapper vigoureusement sur le front. C’est comme cela que le métier rentre dans la peau."

Depuis la petite entreprise rachetée 10 ans plus tôt, les affaires ont donc prospéré, les locaux de la rue Saint Ambroise ont subi des transformations et des agrandissements. Plusieurs appartements voisins ont été achetés. Mais une opportunité inattendue va faire franchir à l'usine parisienne un véritable bond en avant: Maurice, bien âgé alors, raconte à ses petits enfants (enregitrement fait à Vanves, en 1970), comment s'est décidé le transfert de l'usine à Reuilly (12ème arrondissement de Paris):

Mon père s’était associé avec son beau-frère Rol, parce que ses affaires s’étaient développées et il n’était plus capable de les mener seul. Mon oncle Rol, qui était pharmacien à Laon, a donc quitté ce métier et est venu à Paris pour aider mon père. Un beau jour, il est allé pour je ne sais quelle raison du côté de la place Daumesnil, et il est revenu en descendant la rue de Reuilly. Il a vu en passant vers le numéro 40 une grande affiche qui exposait que les bâtiments et l’usine qui étaient en face, au 38 de la rue de Reuilly, allaient être vendus par adjudication le lendemain. Quand il est rentré auprès de mon père, il lui en a fait part, ils se sont regardés, ils étaient à l’étroit rue Saint-Ambroise, et mon père a décidé d’essayer de prendre part à l’adjudication. C’est ce qui a eu lieu, et il a acheté tous les bâtiments, le terrain, l’usine du 38 de la rue de Reuilly où j’ai passé de bien nombreuses années. Cela a été, de la part de mon père, une décision prise en grande hâte, et il n’a pas eu de difficultés considérables pour payer l’ensemble qui était énormément plus important que ce qui existait rue Saint-Ambroise. " (on peut lire l'intégralité de ces souvenirs enregistrés de Maurice dans le chapitre qui lui est consacré).

38, rue de Reuilly

Dans le document de 1985, Maurice se rappelle cet événement, l'étendue du projet, et la décision prise si rapidement: ..."ateliers, plusieurs habitations, un immeuble de magasins et bureaux, écuries, remises, (il y avait eu là, autrefois, occupation par des maraîchers et horticulteurs)... Toute l'affaire industrielle de Paris fut transportée là, ateliers, magasins, comptabilité, bureaux... Il s'y trouva aussi trois logements dont celui de mes parents (un confortable hôtel particulier). C'était en 1900".

Une petite anecdote qu'on se raconte à l'époque (elle nous est rapportée par Pierre Limasset, petit file d'Eliacin) met en scène Eliacin Rol, René Alliot, et un cheval. Cela se passe à Reuilly. Les déplacements se font alors avec des voitures tirées par des chevaux. Or l'un des chevaux de l’usine est souffrant. "Bon Papa, toujours heureux de redevenir pharmacien quand l’occasion s’en présente, lui prépare une purge soigneusement dosée en fonction du poids de l’animal. Oncle René, le surprenant dans cette occupation, lui avoue souffrir d’une constipation opiniâtre. - Qu’à cela ne tienne, dit Bon Papa, je vais te préparer une petite purge, tu pourras la prendre en repassant. Bon Papa, toujours méticuleux, est interrompu par un client avant d’avoir mis les étiquettes. Et il rentre le soir boulevard Richard Lenoir sans plus penser aux purgatifs. Le lendemain matin, il trouve son beau-frère en proie à une diarrhée atroce, tandis que le cheval, au grand désespoir du cocher, se refuse toujours à libérer son intestin ".
Ci-dessous, le jeune Maurice devant le cheval Marquis, dans la cour de l'usine de Reuilly, en 1900.

Maurice devant le cheval MarquisFuribond

Maurice continue à raconter pour ses petits enfants (transcription de l'enregistrement sonore de 1979):

"J’ai passé pas mal d’années de ma jeunesse dans le pavillon d’habitation qui ne donnait pas sur la rue de Reuilly, mais des fenêtres de ma chambre on voyait sur le côté et par-dessus les grilles de l’usine la rue de Reuilly et les voitures qui passaient. De temps en temps, on entendait une grande fanfare militaire qui arrivait d’assez loin, je me précipitais naturellement à la fenêtre de ma chambre, quand on a neuf ou dix ans, on est extrêmement intéressé par ce genre de choses, et on voyait les militaires de la caserne de Reuilly qui s’en allaient faire une marche dans le bois de Vincennes, fanfare en avant, et pour terminer la colonne, une voiture tirée par un cheval : c’était la voiture de la cantinière. Elle acceptait dans sa voiture les malheureux qui, pour une raison ou pour une autre, ne pouvaient pas suivre la marche, et surtout elle vendait des boissons désaltérantes quand on arrivait à la fin de l’étape. Que de fois j’ai vu passer les militaires rue de Reuilly ! En face de la grille de l’usine de mon père, il y avait un grand bâtiment d’école. C’était l’école Boulle, c’est là où l’on instruisait toutes sortes de jeunes gens venus de différentes écoles de France. C’était une école où on apprenait à fabriquer des meubles, de l’ébénisterie de très bonne qualité. Les jeunes gens qui sortaient de l’école Boulle étaient ensuite rapidement chefs de fabrication ou entrepreneurs dans des fabriques de meubles. Que dirais-je encore ? Qu’il y avait des quantités d’artisans dans la cour Saint-Éloi où se trouvait l’école en question, également dans la rue de Reuilly, et presque tous s’occupaient d’ébénisterie, comme d’ailleurs dans le faubourg Saint-Antoine, qui était à l’origine de ces industries. Un peu plus haut dans la rue de Reuilly, il y avait un autre artisan très intéressant, c’était un sculpteur sur ivoire, et j’ai vu chez lui fabriquer des quantités de Christ, de statues de la Vierge, et il avait beaucoup de talent. Quand on cherchait dans toutes ces maisons du faubourg Saint-Antoine, on trouvait des gens fort habiles et qui faisaient de très jolies choses. C’est seulement beaucoup plus tard qu’est apparue l’industrie parisienne, beaucoup plus tard que les gens auxquels je fais allusion et qui travaillaient déjà au moment de la Révolution française dans le faubourg Saint-Antoine. Beaucoup plus tard est arrivée l’ère industrielle, de petites usines se sont installées dans le 11e arrondissement et dans le 18e arrondissement à Paris. C’est ainsi que mon père s’est installé rue Saint-Ambroise. Ce n’était pas très loin de la demeure de mes grands-parents rue Renaud, et mon grand-père avait son bureau dont la fenêtre donnait sur le square Parmentier, où je suis allé jouer bien souvent lorsque j’étais enfant…" 

NB: pour avoir accès à la version audio de la narration de ses souvenirs par Maurice, enregistré en 1979, cliquer sur le lien:

Maurice 1979 : souvenirs (version audio)

Voici, en 1904, les personnels de l'usine de Reuilly, assemblés pour une photo devant les bureaux et laboratoires: Maurice, revisitant tous ces souvenirs, a porté des annotations sur un des exemplaires de cette carte et à son verso:

Reuilly 1904

Reuilly 1904, verso

Sur la photo, on reconnaît René, tout à fait à gauche. "Monsieur Ettienne, directeur", est indiqué par une ligne tracée par Maurice (assis sur un siège ou un banc, 1er à gauche de la photo), ainsi que Jean Girault, en dessous, assis au sol. Celui-là, avec Félicie, sa femme, et la petite Suzanne leur fille (est-ce la petite fille du 2e rang, sur la droite de la photo? elle doit avoir dans les 5 ans) ont un lien particulier avec la famille: Félicie, gouvernante à Reuilly, avait été l’employée, la « bonne » disait-on, de la famille Verstraet avant le mariage de Marie, tandis que de son côté, Jean Girault travaillait chez Ernest et Héloïse Alliot. Conduisant le fiacre qui menait René, le fiancé chez Marie Verstraet, la fiancée, Jean fut amené à déjeuner à la cuisine en compagnie de la jeune Félicie dont il tomba amoureux. En fait, il y eu donc deux mariages, et deux couples, René et Marie d’une part, Jean et Félicie d’autre part, qui, de leur Picardie natale, se retrouvèrent à Paris…. Suzanne, la fille de Jean et de Félicie, était bébé lorsque tout le monde s’installa à Reuilly en 1899. Comme gardiens, ses parents habitaient sur place. C’était comme une grande famille, disait Suzanne (devenue Suzanne Cogne après son mariage), des années après. C’était aussi bien Marie Verstraet que Félicie qui la mettait sur le pot !

Pour les 25 ans de mariage de René et de Marie, famille et amis sont réunis et une nouvelle fois, Monsieur Ettienne, au nom des personnels des usines, adresse à René et Marie Alliot des voeux dont il donne ensuite le texte à Marie, comme c'est l'usage, glissé dans une enveloppe à en-tête de l'usine (daté du 7 décembre 1912):

Lettre de M. Ettienne 

Le contenu, est accessible par ces liens (mais les 2 feuillets étant remplis comme un cahier plié en son centre, la 1e page numérisée s'ouvre sur le début de la lettre à droite, et la fin à gauche, les pages centrales étant numérisées sur le second feuillet) cliquer ici, page 1, puis page 2. A la lecture de ce document, on apprend que le fameux M. Ettienne était un familier du couple avant même leur mariage à Saint-Denis, auquel il participait déjà! Peut-être avait-il travaillé à Montrouge?

Puis c'est au tour d'Eliacin Rol de lire ces pages :

Eliacin, page 1     Hommage d'Eliacin Rol, p2

Ce discours préparé et lu par Eliacin ROL est intéressant. On peut le lire plus aisément en l'agrandissant dans la fenêtre à cet effet, ou en consultant le document joint à cette page, où le manuscrit est retranscrit intégralement dans un format plus facilement lisible. Eliacin est un personnage qui compte énormément pour toute cette famille dont les destins se mêlent. Il est le "doyen", le sage, mari, oncle, beau-frère, père et grand-père, associé enfin. Dans ce discours, il rend hommage à Héloïse, dont l'âge ne permettait pas la présence parmi eux, mais aussi aux parents disparus de René et de Marie: Ernest Alliot, en 1889, Sophie Verstraet, en 1903. Mais pas un mot sur Louis Verstraet, disparu beaucoup plus récemment, le 28 juillet 1910.... La plaie est vive certainement, et le choix de Louis de se donner la mort enferme cet événement dans le silence. Les mots prononcés par Eliacin à propos de René sont lourds cependant des mois et des années de malaise où la passion et l'entêtement de Louis pour son projet de canal ont entraîné la ruine des siens et son isolement. Est à cela aussi que pense Eliacin quand il dit à René: "vous avez guidé votre barque gardant toujours la bonne direction. Comme d'autres, mieux que d'autres peut-être, vous eussiez pu vous pousser aux grandes affaires et y réussir, mais bien des motifs vous ont retenu, et votre royal bon sens vous a fait préférer le succès dû à l'effort continu à celui toujours aléatoire des spéculations hâtives." 

Après cette fête, René et Marie s'offrent la plaisir d'un voyage en Algérie, le pays où l'on sait que René aurait bien tenté sa chance si l'affaire ne s'était pas faite rue Saint Ambroise.

Algérie 1912        Algérie 1912, photo 2    

 HéloïsePendant que se déroule ainsi la vie des uns et des autres et que se développent les activités de toute une famille passionnée par l’essor industriel et la place que peuvent y trouver les multiples applications de l’électricité, la génération précédente a petit à petit quitté ce monde :
Ernest ALLIOT, le père de René est décédé le 23 septembre 1889, à 66 ans ; René a alors 31 ans, Marie 32, Maurice est alors âgé de 6 mois.
Le 13 février 1903 est décédée à 68 ans Sophie VERSTRAET, née FACON, la maman de Marie : René avait 45 ans, Marie 46.
Le 28 juillet 1910, Louis VERSTRAET, le papa de Marie, désespéré de ne voir aboutir le projet de canal des deux mers auquel il a consacré tant d’années et qui l’a ruiné, s’est donné la mort. Marie avait 53 ans, René 52, Maurice 21.
Seule reste Héloïse (ci-contre dans sa maison de Bohain), femme d’Ernest ALLIOT et mère de René, qui participera encore pendant des années aux joies et aux peines des siens, jusqu’au 10 novembre 1926, jour où à son tour elle disparaîtra à l’âge de 90 ans.

Pendant ce temps, le jeune Maurice est devenu adulte. Il a comme son père suivi le cursus de l'Ecole Centrale, qu'il termine précisément en 1912.  Les usines paternelles sont en plein essor, et Maurice s'apprête à y exercer, lui aussi, son métier d'ingénieur (on trouvera plus de détails sur les usines dans la partie qui leur est consacrée). Pour l'heure, il termine ses engagements militaires. Quitte de son service actif en juillet 1913, il sera, comme son père, sous officier versé dans la réserve.

René et Marie ont donc toutes les raisons d'envisager l'avenir avec optimisme!

Marie ALLIOT née VERSTRAET    René ALLIOT

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