CONFÉRENCE DE BORDEAUX
5 Mai 1902
PREAMBULE
MESDAMES, MESSIEURS,
C'est avec un vif sentiment de reconnaissance que j'apprécie l'honneur de prendre ce soir la parole devant vous.
Votre présence ici est une preuve d'intérêt que vous portez tous à l'œuvre importante, si française, du Canal des Deux-Mers.
Avant d'aborder mon sujet, permettez-moi d'adresser mes remerciements à M. Périé, conseiller général, qui nous a fait l'honneur d'accepter la présidence de cette réunion, à M. Henri Bordes, qui l'accompagne, à vous tous, Messieurs, qui avez répondu à notre invitation et surtout à vous, Mesdames, dont la gracieuse présence est pour moi une marque de délicate sympathie qui me garantit, dès le début de cet entretien, l'indulgence et les encouragements dont je vais avoir besoin.
Tout a été dit et redit sur le Canal des Deux-Mers; les sceptiques, les ignorants, les indifférents, et ils sont nombreux en France, l'ont qualifié de folle utopie, comme les sceptiques de l'époque de Riquet qualifiaient le canal du Midi; les patriotes clairvoyants en ont démontré la nécessité, au point de vue social, commercial et national, et l'État, se drapant dans une opposition incompréhensible, n'a rien fait pour favoriser son exécution et n'a rien voulu faire, attendant les événements, comme en 1870, et traitant de prophètes de malheur, les hommes dévoués qui en poursuivaient la réalisation.
Aujourd'hui, il est impossible aux gens de bonne foi de contester, que la France ne traverse une des crises les plus graves de son histoire; ses amis se comptent, mais ses ennemis, les envieux, les jaloux, les concurrents industriels et commerciaux surtout, sont légion. Nous subissons une crise industrielle, commerciale, agricole et maritime, redoutable par sa durée, pour les intérêts de tous, mais qui pèse plus lourdement encore sur la classe laborieuse.
Autrefois la France dominait le monde, par son génie artistique et industriel, par la générosité de caractère de ses enfants, par leur loyauté, par leur bravoure chevaleresque, par le succès de leurs armes. Au moment actuel, tout cela est changé; notre devoir est donc de doter le pays des instruments capables de le relever, de le sauver, tant dans ses intérêts économiques que dans la défense de son territoire et celle de ses colonies, pour l'empêcher de déchoir et de sombrer.
Affranchir notre pays du tribut payé à l'étranger pour l'achat de nos houilles, pour le transport de nos matières premières et de nos produits fabriqués, rendre à notre agriculture, à notre industrie, à notre Commerce, leur ancienne prospérité, la vie et le mouvement à nos ports déserts, ressusciter notre marine marchande expirante, ranimer l'activité de nos chantiers de constructions, doubler la puissance de notre flotte militaire, garantir un travail constant aux classes laborieuses, assurer l'indépendance de la diplomatie française dans toutes les parties du monde, tel est le but que nous poursuivons depuis un quart de siècle, sans défaillance, en réclamant l'exécution du canal des Deux-Mers.
C'est pour atteindre ce but que je suis venu vous demander votre appui, à vous collectivement, sans distinction de parti politique, car, dans cette question, il ne peut y avoir qu'un seul parti politique qui résume tous les autres, celui des intérêts de la Patrie, et de celui-là, vous en êtes tous. Voilà pourquoi je suis devant vous pour remplir un grand devoir, ranimer, entretenir votre confiance en la réalisation de notre œuvre, votre dévouement à cette cause qui est celle de la France et beaucoup aussi celle du port de Bordeaux, le plus intéressé au succès de l'entreprise.
II
HISTORIQUE
Je m'efforcerai d'être aussi bref que possible; mais, comme je vais avoir à vous exposer des chiffres, vous me pardonnerez d'avoir recours à des notes écrites pour éviter des erreurs toujours possibles quand il s'agit de statistiques.
Je ne m'arrêterai pas à vous faire un Iong historique du canal, vous en connaissez tous la genèse. Le véritable inventeur, l'homme de génie, qui créa le premier passage de l'Océan à la Méditerranée, c'est Riquet, dont la statue se dresse à Toulouse. C'est à lui qu'il faut reporter nos hommages. Il eut, il est vrai, pour le protéger, des hommes comme Colbert et Vauban, et, jusqu'aujourd'hui nous n'avons pas eu le bonheur de rencontrer un pareil parrainage. Après Riquet, d'autres ingénieurs ont repris ses idées, mais le projet n'a réellement pris corps qu'avec les études, les plans, les devis que, sous le nom de projet Duclerc-Lepinay, notre Société a soumis, pour la première fois, à l'administration en 1880, et qui, depuis, a fait l'objet de l'examen de cinq commissions officielles. A la suite de quelques critiques de ces commissions, nous modifiâmes les tracés en 1884 et 1887, en tenant compte de tous les progrès réalisés à l'étranger dans la construction des canaux maritimes et nous avons l'espoir que, maintenant, ces projets élargis et perfectionnés seront définitivement adoptés par les pouvoirs publics, car c'est à eux qu'appartiendra la solution suprême après le résultat des enquêtes qui nous ont été promises par le ministre Freycinet, dès 1886.
III
TRACÉ DU CANAL
Qu'est-ce en somme que le Canal des Deux-Mers? N'est ce pas une seconde Garonne, artificielle, navigable par tous les temps, en toutes saisons et accessible aux plus grands navires de commerce comme aux cuirassés de notre flotte militaire?
La voilà la vraie Garonne navigable, pour l'exécution de laquelle notre Société ne demande à l'Etat ni subvention, ni garantie d'intérêt, contrairement aux projets de la société « Le Sud-Ouest navigable » qui attend les subsides du Trésor public dont les ressources actuelles sont impuissantes à venir en aide à aucun programme de travaux publics. Dans ces conditions, le projet de Garonne navigable, auquel notre Société est favorable, comme du reste à l'amélioration de tout le réseau de navigation intérieure, qui absorberait une dépense de 711 millions, n'est-il pas un leurre, au moment où l'Etat, malgré son bon vouloir, a été obligé lui-même, pour ses dépenses courantes, d'en arriver à la conversion de la rente avant de recourir à un emprunt probable prochainement. Sans renoncer à votre idée de Garonne navigable, rattachez-vous, Messieurs à l'exécution du canal des Deux-Mers. Car là seulement est le salut pour toutes les régions du Sud-Ouest, de Narbonne à Bordeaux.
Deux variantes, appuyées par des études considérables faites sur le terrain, se présentent dans nos projets avec des avantages et des différences qui paraissent se compenser mutuellement. Ils ont une partie commune orientale de plus de 300 kilomètres, depuis Fourques (à 88 kilomètres de Bordeaux) jusqu'à la Méditerranée; ils ne varient que par la dernière section occidentale, aboutissant au nord, à Bordeaux, au sud, au Bassin d'Arcachon.
La discussion principale doit donc s'établir entre ces deux têtes de ligne, et il n'appartient pas à notre Société de trancher souverainement la question. Les intérêts en jeu sont d'un ordre trop élevé et échappent à sa compétence. Elle se borne donc à faire ressortir que le tracé sur Arcachon présente sur le tracé sur Bordeaux une économie de parcours de 65 kilomètres, pour le trajet total de mer à mer, mais qu'au point de vue de la construction du canal proprement dit, la dépense est supérieure de 85 millions. En revanche, le tracé sur Bordeaux, s'il est moins coûteux, au point de vue du canal en lui-même, exige des débouquements qui s'élèvent pour l'ensemble à 160 millions, tandis que par Arcachon ils ne dépassent pas 50 millions. Dans l'un comme dans l'autre tracé, les intérêts de Bordeaux que nous mettons au premier rang, comme nous le prouverons bientôt, sont absolument sauvegardés. Les enquêtes, que nous réclamons depuis vingt-cinq ans, feront adopter l'un ou l'autre des deux points, après consultation des populations intéressées et en tenant compte des intérêts généraux du pays.
Premier tracé par Arcachon. - Si, pour donner satisfaction à la marine militaire, on adopte une entrée supplémentaire par Arcachon, proposée en 1884, le canal proprement dit aurait une longueur de 413 kilomètres, en partant du port, jusqu'à l'entrée des étangs de Bages ou du port de Narbonne; de mer à mer, la longueur serait de 453 kilomètres. Un embranchement, partant de l'amont des écluses de la Leyre, aboutirait aux nouveaux bassins à flot du port de Bordeaux. Cet embranchement de 45 kilomètres de longueur, possèderait les mêmes dimensions en largeur et profondeur que le canal principal et pourrait donner passage aux mêmes navires
On nous a fait cette observation: Pourquoi avez-vous choisi Arcachon comme second port de débarquement? Pour une raison toute naturelle qui se comprend. Bordeaux est situé à 95 kilomètres de la mer, sur un fleuve dont le chenal change constamment de direction et de profondeur, avec des écluses qui, de l'avis de tous, des ingénieurs et des marins, sont mal placées, toujours ensablées; avec des bassins mal établis, en sorte que le port ne paraît plus en situation de satisfaire aux exigences toujours croissantes des services accélérés et des grands navires pour lesquels on a dû, à regret, et après bien des résistances, consentir aux appontements de Pauillac. En outre, le ministère de la marine déclarait qu'il ne pouvait, dans l'état actuel des rivières, faire passer ses grosses unités en Gironde, dans la crainte d'un échouement; enfin un port de refuge invulnérable avait été étudié par l'Administration des Ponts et Chaussées en 1855 et elle avait déclaré que le port d'Arcachon, avec quelques travaux qu'elle évaluait à onze millions, pouvait rendre de très grands services à la marine militaire et marchande. ,Grâce aux travaux que nous avions nous-mêmes proposés, l'entrée du bassin devient très facile et les bancs qui en obstruent la passe disparaissent à tout jamais.
Voilà les raisons qui avaient milité en faveur d'une entrée du canal par Arcachon.
Tracé par Bordeaux. - Ce choix du bassin d'Arcachon a soulevé, dès 1886 et soulève encore des réclamations à Bordeaux, des craintes pour la prospérité du port. Bordeaux ne patronne le Canal des Deux-Mers qu'à la condition que le débarquement occidental se fasse par la Gironde. Il n'y a rien à dire contre ce désir très humain. Je trouve très légitime, tout naturel que Bordeaux s'efforce de garantir ses intérêts propres. Aussi, pour donner pleine satisfaction à ce grand port, avons nous étudié, en dehors de nos tracés, un projet d'amélioration des fleuves dont nous parlerons plus haut et dont l'adoption, que nous avons proposée à la Chambre de Commerce, dès 1898, permettrait de faire disparaître tous les inconvénients actuels, les dangers pour la grande navigation en rivière, et de pouvoir amener en quelques années les plus puissants navires de guerre et de commerce aux quais et aux bassins modifiés et agrandis du port. Il serait trop long d'en énumérer ici les travaux, mais les études sont faites et toute satisfaction peut être donnée aux intérêts bordelais, sans avoir recours au canal latéral de Verdon à Bordeaux, à travers le Médoc, que la cinquième commission officielle avait proposé, puis rejeté et dont la dépense n'aurait pas été inférieure à 350 millions. Cette proposition n'avait qu'un but: faire échouer le projet du Canal des Deux-Mers. Comme nous l'avons déjà dit, il appartiendra au pouvoir central de faire le choix des débouquements, en tenant compte des intérêts de Bordeaux et aussi des intéréts supérieurs du pays. Nous appuierons le débouquement en Gironde si, de leur côté, les Bordelais nous accordent un concours efficace et énergique et celui de leurs représentants au Parlement. Au sortir du port de Bordeaux, le canal, après un parcours de 130 kilomètres, atteint Agen, où un port bien aménagé desservira le département du Lot-et-Garonne et les départements limitrophes. Le port d'Agen serait une succursale du port de Bordeaux. En quittant Agen, après un autre parcours de 94 kilomètres, divisé en trois biefs successifs, le canal arrive à Toulouse, puis atteint Castelnaudary, Carcassonne et Narbonne pour aboutir, après la traversée des étangs de Bages, au port agrandi de la Nouvelle qui sera le débouquement dans la Méditerranée. .
Nous aurons ainsi parcouru 453 kilomètres de l'Océan à la Méditerranée et nous aurons procuré aux navires une économie de parcours en mer de 1800 kilomètres en moyenne, tout en les mettant à l'abri du dangereux passage de Gibraltar si fertile en naufrages et si prodigue de vies humaines.
Le tracé principal par Bordeaux a beaucoup de chances d'être adopté. En effet, la question de ce port n'est pas seulement une question locale; elle intéresse à un haut degré toute la région du sud-ouest et même la France entière.
Bordeaux est le troisième des grands ports du pays; il en a été jadis la capitale maritime. Il compte plus de quinze siècles de notoriété, des souvenirs glorieux et il reste encore la métropole commerciale du sud-ouest. Il était jadis un des débouchés naturels de l'Europe Centrale, l'intermédiaire des transactions avec l'Amérique du Sud; en un mot, il est le port de France le plus admirablement placé sur l'Océan.
Ce serait un malheur national que de le laisser tomber au rang d'un port de quatrième ordre, et le malheur est bien près de se réaliser. Dunkerque lui dispute le troisième rang. Avec ses sept bassins à flot, son port d'échouage, ses cales sèches, ses huit kilomètres de quais, desservis par des voies ferrées, et tout son outillage de déchargement et de remorquage perfectionné, la vieille cité de Jean Bart est aujourd'hui un étahlissement maritime de premier ordre. Sa Chambre de Commerce s'est imposée les plus lourds sacrifices, elle a avancé 35 millions pour les travaux, et les magnifiques résultats obtenus n'ont pas tardé à récompenser ses efforts; les plus grands navires entrent au port sans stationner en rade et l'importance du mouvement commercial s'accroît chaque jour.
Si l'on ne prend pas des résolutions énergiques et promptes, Bordeaux tombera au quatrième rang; c'est le sort qui l'attend dans un délai rapproché. - Tout le monde le comprend à Bordeaux, tout le monde le déplore, mais personne ne fait rien pour l'éviter.
L'histoire maritime de Bordeaux est cependant trop importante dans les annales du pays pour le laisser déchoir; il doit au contraire, et il le peut, devenir l'Anvers du sud-ouest et du centre de la France. Mais pour cela, il ne faut reculer devant aucun sacrifice pour lui procurer ce qui lui manque, soit comme abord, soit comme outillage et il faut soutenir énergiquement les hommes qui travaillent à sa renaissance.
La profondeur des rivières et un abord facile au port, en toute marée, voilà le but à atteindre. Le mouvement d'un port suit toujours l'approfondissement du fleuve qui le dessert. Voyez Rouen: le mouvement du port était en 1877 de 855,000 tonneaux; en 1879, après les premiers travaux exécutés en Seine, il passe à 1,371,000 tonneaux, augmentant, en deux ans, de 60 p. %. - En 1886, il atteint 1,543 ,000 tonneaux et en 1888, 2,023,000 tonneaux gagnant encore en deux ans 480,000 tonneaux, ou 30 p. % en plus sur 1886. Le mouvement a triplé en 10 ans. Voilà la preuve, établie par les faits, de l'action produite, sur le mouvement d'un port, par la facilité de son accès pour les grands navires.
IV
DIMENSIONS DU CANAL
Dans les tracés que nous avions remis au Ministère des Travaux .publics en 1884 et 1887 nous donnions au canal les dimensions suivantes:
Des garages, pour les évolutions des navires, étaient ménagés tous les 12 kilomètres.
Mais aujourd'hui, avec les dimensions, j'ose dire presque exagérées, que l'on est appelé à donner aux navires de guerre, comme aux navires de commerce, nous avons dû augmenter toutes les dimensions, nous avons adopté les suivantes :
c'est-à dire à deux voies sur toute la longueur du canal.
La profondeur sera également partout de 9 mètres et de 10 mètres aux écluses, la section mouillée du navire atteindra donc plus de 500 mètres.
Les parties en remblai pourront constituer de véritables lacs; elles sont peu nombreuses. Avec de pareilles dimensions, tous les navires, indistinctentent, pourront transiter par le canal, se croiser sans difficultés, évoluer à leur aise, changer de route si les circonstances l'exigent, sans éprouver le moindre retard.
V
ECLUSES
Mais, direz-vous, pour franchir le faîte de Naurouse, situé à 197 mètres au-dessus du niveau de la mer, il faudra un nombre considérable d'écluses! Les adversaires du canal, malgré nos affirmations contraires, les portent toujours à 62, et ces 62 écluses auraient évidemment rendu le canal presque impraticable à la Grande navigation qui, pour couvrir ses nombreux frais, exige surtout l'économie de temps. Rassurez-vous, ces 62 écluses n'existent plus que dans leur imagination: elles ont d'abord été réduites à 37, puis à 22 par l'adoption des écluses de 18 mètres de chute et, par la suppression de quelques courts biefs, elles seront ramenées à 16, peut-être même à 12, grâce à l'emploi des Ascenseurs.
La Commission de la Marine a pu les voir fonctionner en Allemagne. A l'aide de ces ascenseurs, le passage d'un navire, d'un bief dans l'autre, à une hauteur moyenne de 18 mètres, ne demande que 10 à 12 minutes, dont 6 minutes pour l'entrée et la sortie et 3 min. 1/2 pour les manœuvres relatives à l'ascenseur.
Les dépenses occasionnées pour le passage d'un navire se montent, tous frais compris, à 2fr. 50.
Nous avions déjà proposé l'emploi des ascenseurs en 1887; mais à cette époque, les commissions officielles déclarèrent que c'était une gigantesque utopie. Il a fallu que notre idée traversât le Rhin, que l'audace allemande les mît en pratique pour que, la preuve de leur emploi étant faite pour de grands navires, les ingénieurs français se décidassent à les considérer comme éventuellement utilisables. Il en est malheureusement ainsi pour la plupart des
inventions françaises qui ne reviennent chez nous qu'après avoir enrichi les étrangers, grâce à notre routine administrative toujours jalouse des progrès réalisés par l'initiative privée.
V
DEPENSES DE CONSTRUCTION
Connaissant maintenant le tracé et les dimensions du Canal, vous vous demandez naturellement quelle doit être la dépense de construction. Depuis l'origine du projet, cette question a été le champ de bataille des diverses commissions administratives et a donné lieu, de leur part, suivant la situation de leurs membres, aux contradictions les plus fantastiques, aux exagérations les plus extravagantes. Ces évaluations, malgré l'égale compétence de leurs rapporteurs, si on l'envisage d'après leur grade, ont varié, pour les mêmes proiets, entre 750 millions et deux milliards et demi! M. Dingler, de sinistre mémoire dans l'affaire du Panama, la portait à 1.900 millions.
La vérité a été proclamée définitivement par un honorable président du Conseil général des Ponts-et-Chaussées, M. Stœchlin, dans son rapport de 1885; il l'évaluait à 750 millions, comprise, dans ce chiffre, une somme, à valoir pour l'imprévu, de 100 millions. Nous avons même reçu, en 1881, des offres de deux des plus grands entrepreneurs de travaux publics français, pour le prix, à forfait, de 500 millions, auxquels la sociélé devait ajouter l'achat des terrains pour 45 millions, le matériel d'exploitation pour 35 millions, ce qui, avec les frais divers, portait cette addition à 100 millions, d'où ressortait une dépense totale de 600 millions. Nous étions loin des deux milliards inventés, par ordre, pour faire échouer le projet. Avec les agrandissements indiqués plus haut, avec les aménagements nécessités pour la marine militaire, nous pouvons affirmer, que, toutes dépenses comprises, le projet actuel ne dépassera pas 950 millions.
Evaluation de M. Leygue.
Ici, nous avons le regret de n'être pas du même avis que l'honorable rapporteur de la Commission de la Marine, M. Honoré Leygue, qui estime la dépense à 1.300 millions, "mais en déclarant qu'il ne peut procéder que par comparaison, car autrement il faudrait, dit-il, présenter un véritable devis précédé de toutes les pièces justificatives, qui ne s'établissent que sur projet définitif et non sur un avant-projet". C'est donc sur une évalualion à l'œil qu'il a établi son chiffre de 1.300 millions, tandis que nous, nous l'avons établi avec toutes lespièces justficatives qui faisaient défaut au rapporteur. Il est impossible, pour des travaux de cette nature, de procéder par comparaison avec des terrains et des reliefs aussi différents que ceux de Manchester, de Suez, de Kiel et du Canal des Deux-Mers; on n'arrive ainsi qu'à des à peu près.
Or, nous avons apporté les pièces justificatives, c'est donc nous qu'il faut croire et nous avons la confiance que le rapporteur se rangera à notre avis.
Voulez-vous savoir ce que nous avons déboursé en France, depuis 1880, en voici un court résumé:
En outre, nous avions dépensé 20 milliards, depuis 1870, pour payer la rançon de la défaite, la réfection de notre matériel de guerre, les indemnités diverses imposées par nos ennemis, etc., etc.
"Soit un total de 43 milliards dépensés en moins de 30 ans, en dehors des kracks financiers dont nous avons été les victimes". Et nous ne pourrions pas dépenser pour nous, pour notre canal français, 950.000.000 de francs. Serons-nous donc toujours des Don Quichotte? Enverrons-nous donc toujours nos économies à l'étranger pour les employer contre nous, au lieu de les consacrer à des œuvres éminemment françaises et indispensables à notre sécurité, à notre indépendance nationale.
VII
TEMPS POUR L'EXECUTION
Une autre préoccupation du public est de connaître le temps nécessaire pour l'exécution des travaux. La durée ne dépassera pas cinq ans: un an consacré au tracé définitif, au piquetage sur le terrain, et quatre ans après le canal pourra être inauguré; les navires du monde entier pourront traverser la presqu'île du Languedoc, pour la prospérité de tous les départements du Sud-Ouest, pour la gloire et pour la sécurité de notre pays. Ce jour là, la France aura repris dans le monde l'influence qui lui est légitimement due, elle sera redevenue "la grande nation", la protectrice des peuples opprimés, et son pavillon flottera à nouveau sur toutes les mers du globe.
VIII
TRAFIC ET RECETTES
Toutefois ce n'est pas tout que de vouloir construire un canal; avant de l'entreprendre, il est nécessaire de connaître les recettes sur lesquelles on est en droit de compter pour la rémunération du capital consacré à son exécution.
Je ne vous fatiguerai pas à vous énumérer à nouveau les diverses sources qui alimenteront le trafic, en dehors des recettes de la navigation, je me bornerai à vous en donner le résumé.
La quatrième Commission officielle, aprés un rapport très concluant de M. Henri Bordes, armateur à Bordeaux, un de ses membres, avait conclu à une recette de 40 millions, avec un transit de 9 millions de tonneaux seulement et pour un canal à une seule voie, dans lequel la marche des navires ne pouvait dépasser une vitesse de 11 kilomètres à l'heure, ou six nœuds.
Avec le canal à double voie, tel qu'il sera exécuté, permettant aux navires une vitesse moyenne de 15 kilomètres à l'heure, ou 8 nœuds, si l'on accepte les dires du rapport de M. Honoré Leygue, le transit atteindra, dès les premières années, la moitié des cinquante millions de tonneaux de la grande navigation qui passe à Gibraltar, soit 25 millions de tonneaux, auxquels il ajoute 3 millions pour le trafic local, total 28 millions de tonneaux. Or, à raison de 3 fr. 75 la tonne, prix du péage par le canal, la recette brute, pour la navigation seulement, serait donc de 105.000.000 de francs. Si on défalque 10 millions pour tous les frais d'administration et d'entretien, il reste une recette nette de 95 millions, susceptible de rémunérer, à 6 %, un capital de 1.600 millions. - Or, nous avons vu, qu'avec tous les agrandissements projetés, le coût du canal ne dépasserait pas 950 millions.
Le rapporteur désirerait que le péage ne dépassât pas 1 fr. 75 par tonneau; mais il est ici en contradiction absolue avec M. Henri Bordes, dont il aime à citer l'autorité, et qui déclarait à la Commission de 1887, que "même à 6 francs par tonneau tous les navires auraient intérêt à emprunter le canal", et il ajoutait: "nul pays n'a perdu à construire, même à grands frais, des voies assurées de trafic et nous croyons que le Canal des Deux-Mers peut compter sûrement sur le trafic répondant à l'importance des travaux qu'il doit entraîner".
Nous estimons donc avec M. Bordes, qu'au lieu de favoriser, par un bas prix de péage les intérêts des navires étrangers, il est du premier devoir de la Société de récompenser d'abord les capitaux français consacrés à la construction du canal et elle n'ambitionne nullement l'éloge que les marchands de Londres adressaient à M. Lesseps, en lui disant "qu'à Suez, les capitaux français avaient rendu de grands services aux intérêts de la Grande Bretagne". Nous préférons rendre de grands services aux intérêts de la France. Vous serez sans doute de notre avis.
IX
DUREE DU PASSAGE
Le trafic d'un canal maritime ne peut se développer qu'en raison de l'économie de temps que les navires peuvent réaliser en empruntant la nouvelle voie. C'est un fait certain, indiscutable! Or quelle sera la durée du passage à travers le Canal des Deux-Mers, depuis l'entrée dans l'Océan jusqu'à la sortie dans la Méditerranée et vice versa.
Dans notre ancien projet, à une seule voie, avec 22 écluses et une vitesse de marche de 11 kilomètres seulement à l'heure, imposée par les commissions officielles, la durée totale du passage était de 58 heures, en temps normal. Aujourd'hui avec le Canal élargi à double voie, avec une profondeur de 9 mètres et avec les autres dimensions que nous avons indiquées, la vitesse est considérablement augmentée. Avec une marche de 14 kilomètres à l'heure, ou un peu plus de 7 nœuds, la durée du passage serait de 43 heures; avec la vitesse de 18 kilomètres à l'heure, soit près de 10 nœuds, la durée descend à 31 heures, et enfin, avec une vitesse de 20 kilomètres ou 11 nœuds, cette durée n'est pIus que de 28 heures, et les navires, d'après les dires des ingénieurs allemands du canal de Kiel pourraient même utiliser leur propre moteur, si leurs capitaines le désiraient. La vitesse pour les navires de commerce, et même pour les navires de guerre, serait donc, dans le canal, presque égale à leur vitesse en pleine mer. Le rapporteur de la commission de la marine qui, dès l'abord, n'adoptait que les très grandes vitesses, s'est enfin rangé à notre opinion, quand il se fut rendu compte de ce fait que les grandes vitesses ne pouvaient être obtenues qu'avec les navires très coûteux, avec une consommation énorme de houille, avec des équipages nombreux, des frais généraux considérables, toutes dépenses que la vraie marine marchande, celle qui transporte des marchandises, et non des passagers, ne peut supporter sans courir à sa ruine... En voulez-vous un exemple: tel navire qui marche à une vitesse de 10 nœuds ou 18 kilomètres à l'heure a besoin d'une machine de 2,200 chevaux; il brûle 50 tonnes de charbon en 24 heures et possède un équipage de 30 hommes. Le même navire, s'il veut marcher à 20 nœuds ou 37 kilomètres à l'heure, soit le double seulement, aura besoin d'une machine de 18.000 chevaux, il consommera 250,000 kilos de charbon en 24 heures, c'est-à-dire que son charbon remplira ses soutes, qu'il ne restera qu'une place insignifiante pour les marchandises et il lui faudra un équipage de 310 hommes, rien que pour la machinerie.
Il est donc évident que de pareils navires ne peuvent pas constituer une vraie flotte marchande.
Ils ne peuvent servir que pour les services postaux et ne vivent qu'avec les subventions de l'État. En voici la preuve: les Messageries Maritimes réalisent un bénéfice de 3 millions, mais elles touchent 12 millions de subvention; les Transatlantiques ont distribué, en 1896, 1.600.000 francs de dividende, mais ils ont reçu 10 millions de l'État. Sans leurs subventions, ces deux compagnies, de leur propre aveu, seraient en déficit de 10 millions chaque année. Je me suis étendu longuement sur ce chapitre, pour répondre aux objections des ignorants qui déclarent que les navires n'auront aucun intérêt à traverser le canal, à cause de la lenteur de leur marche. Or cette marche sera aussi rapide qu'en pleine mer.
Temps gagné par les navires. - Nous avons dit que l'économie de parcours procurée par le canal des Deux-Mers pouvait, en moyenne, être évaluée à 1.800 kilomètres, équivalant à 972 milles. Donc un navire à vapeur faisant 8 nœuds à l'heure, ou 192 milles en vingt-quatre heures, gagnerait cinq jours sur le passage par Gibraltar. A l'économie de temps, il faut ajouter la sécurité du voyage, à l'abri des dangers de la navigation dans le détroit de Gibraltar, la diminution des assurances et du combustible, et beaucoup d'autres avantages qu'il est inutile d'énumérer et dont tous les marins apprécient l'importance. Quant aux voiliers, l'économie de temps peut varier, suivant l'état de la mer, entre douze et quinze jours; on a même cité un voilier, le Lévrier, qui est resté six semaines à Gibraltar sans pouvoir franchir le détroit.
X
ALIMENTATION DU CANAL
J'aborde l'alimentation en eau du Canal. Une pareille œuvre ne fonctionne pas sans consommer beaucoup d'eau. L'exécution du Canal ne pouvait évidemment s'effectuer qu'à la condition primordiale que l'alimentation en eau fût assurée; elle l'est par plusieurs moyens. Je ne vous fatiguerai pas en entrant dans des détails techniques qui m'entraîneraient trop loin, c'est affaire d'ingénieur. Il vous suffira de savoir que nous nous sommes interdit de prendre l'eau en Garonne pendant les périodes de bas étiage, lesquelles atteignent, en moyenne, soixante-cinq jours par an, et que nous portons à cent jours pour nous tenir dans les conditions les plus défavorables. Pendant deux cent trente-huit jours on peut emprunter à la Garonne 20 mètres cubes par seconde, et pendant les hauts étiages, qui durent en moyenne soixante-deux jours, on peut lui prendre tout ce que l'on veut.
Pour assurer l'alimentation pendant les périodes de bas étiage, il fallait pouvoir disposer d'une réserve de cent jours au moins, qui, à raison de 18 mètres cubes par seconde, exigeait 160 millions de mètres cubes pour le passage de 25 millions de tonneaux annuellement.
Or, outre les économies que nous permettront de réaliser, les écluses perfectionnées, dont nous possédons les plans, outre les ascenseurs dont nous avons parlé plus haut, nous avons prévu, dans les régions pyrénéennes, la construction de vastes réservoirs pouvant emmagasiner 527 millions de mètres cubes d'eau, avec une dépense de 41 millions de francs seulement. Ces réservoirs ont été étudiés par l'administration elle-même, d'après les données de M. Godin de Lépinay. - Les études démontrèrent que, dans les vallées du Soumès et du Jo, prés de Saint-Gaudens, on pouvait retenir 297 millions de mètres cubes, avec une dépense de 24 millions, et, dans les vallées de l'Ariège, aux environs de Foix, 230 millions de mètres cubes, pour une dépense de 17 millions: total: 41 millions de francs. Comme vous le voyez, non seulement l'alimentation du Canal est assurée, mais nous pourrons consacrer 352 millions de mètres cubes d'eau au relèvement de l'étiage de la Garonne pendant les basses eaux, au service des irrigations - des submersions et des forces motrices qui, transformées en énergie électrique, nous permettront d'assurer le service des écluses et du remorquage, -
l'éclairage des villes situées sur le parcours, et de livrer l'excédent de force à l'industrie régionale, soit cent mille chevaux environ, jusqu'à une distance de 200 kilométres de l'origine de la production de la force.
Inondations. - Les réservoirs auront encore l'immense avantage d'arrêter les inondations qui désolent presque périodiquement les régions du Sud-Ouest. Depuis moins de trente ans, les pertes occasionnées par les diverses inondations ne sont pas inférieures à 500 millions. La seule inondation de 1875, qui ruina le faubourg de Saint-Cyprien, à Toulouse, a causé pour plus de 250 millions de dégâts qui eussent pu être évités, en partie, par la construction des barrages réservoirs. L'administration a reculé devant leur dépense, mais elle a mis gracieusement toutes ses études à la disposition de notre ingénieur en chef, M, René Kerviler, qui s'en est servi pour assurer l'alimentation du Canal des Deux-Mers.
Irrigations : Point de vue agricole. - Enfin, l'excédent des eaux de navigation pourra être utilisé pour le service des irrigations et des submersions. - Chacun sait que la plus-value moyenne, en revenu brut, d'un hectare irrigué, est évaluée à 200 francs par an, et en produit net à 150 francs; soit pour les 412.672 hectares, susceptibles d'être arrosés, un revenu annuel de 61.900.800 francs.
Si nous admettons une irrigation sur 50.000 hectares seulement, le revenu net annuel est encore de 7.500.000 francs.
Quant à la plus-value foncière, elle ne saurait être évaluée à moins de 2.000 francs par hectare irrigué, soit à 825.344.000 francs pour les 412.672 hectares et à 100 millions pour 50.000. - Si les réservoirs eussent existé au moment du ravage des vignes par le phylloxera, c'est 6 milliards qui eussent été conservés à la fortune publique en France, par la protection des 671.802 hectares de vignobles qui ont été détruits. Voilà les services que la construction du Canal des Deux-Mers eût rendus à la France au moment de ces terribles désastres, si une opposition systématique n'en eût retardé l'exécution pendant vingt-cinq ans.