XV
POINT DE VUE NATIONAL
Au-dessus des intérêts locaux les plus légitimes nous devons cependant mettre l'intérêt supérieur de la patrie que les commissions officielles ont toujours négligé.
Ceux qui regardent au-delà de l'horizon borné du temps présent pour porter leurs regards vers l'avenir, prévoient que la situation actuelle de l'Europe est pleine de périls et que toutes les nations se préparent à la défense, malgré toutes les affirmations de paix.
Rappelons nous ce que notre imprévoyance, notre indifférence, nous ont coûté en 1870: vingt milliards, des flots de larmes et de sang et le démembrement du pays. C'est pour avoir fermé les oreilles aux conseils des Stoffel et des Ducrot, qu'on appelait des prophètes de malheur, que nous avons subi les plus effroyables désastres. N'imitons pas nos pères et prenons sans délai les mesures nécessaires pour nous mettre à l'abri d'un désastre maritime; ces mesures vous les connaissez, il y a un quart de siècle que nous les proposons. Il n'est pas un patriote, pas un marin, qui ne se sentirait soulagé des craintes que peuvent nous inspirer, pour la paix, les rivalités des grandes puissances, si le Canal des Deux-Mers existait, s'il pouvait assurer la jonction, rapide et sans danger, de nos flottes de l'Océan et de la Méditerranée, notre puissance navale serait doublée. C'est l'avis de tous les officiers de marine, conscients des progrès accomplis par les nations rivales, et notamment de l'amiral Fournier qui a écrit des pages sensationnelles sur la nécessité militaire du Canal des Deux-Mers pour ruiner le plan stratégique de l'Angleterre, dont le but est d'enfermer notre flotte dans la Méditerranée et d'empêcher son passage à Gibraltar pour opérer sa jonction avec celle de l'Océan. Si je ne craignais d'abuser de votre patience, je vous en ferai une courte citation, voulez-vous me la permettre:
"On voit, dit-il, combien le Canal des Deux-Mers, que l'on a proposé de construire de la Méditerranée à l'Atlantique, donnerait de facilité à la mise en œuvre de ce plan stratégique, par le passage rapide et à l'improviste de notre flotte d'une mer dans l'autre.
"Ainsi se trouverait tournée, à notre avantage exclusif, cette barrière formidable de Gibraltar, élevée par la vigilance de nos voisins d'Outre-Manche, à la sortie de la Méditerranée, pour séparer en deux tronçons nos forces navales du nord et du midi, assurer au contraire le libre passage des escadres britanniques de l'Atlantique à cette mer intérieure, dans le but d'y maintenir leur suprématie maritime et de garder la route directe des Indes par le canal de Suez.
En outre, le seul fait de l'ouverture à nos bâtiments de ce canal maritime, échappant, sur son parcours, à toute attaque, suffirait à immobiliser, en observation à son débouché sur l'Atlantique, dans une situation précaire, sans abris contre les coups de vents et les grosses mers du large et contre les surprises de guerre nocturnes, toute une escadre anglaise chargée de détruire ou de refouler nos forces navales qui tenteraient de sortir ou de rentrer par cette voie et de capturer les convois de ravitaillement nous arrivant d'Amérique, la future nourricière des nations belligérantes pendant une guerre européenne.
Le canal, dont nous appelons le percement de nos vœux patriotiques, serait donc à la fois le contrepoids de celui de la Baltique à la mer du Nord, un nouvel et sérieux obstacle à l'exécution du plan stratégique de l'Angleterre, enfin un puissant auxiliaire pour le nôtre, etc., etc."
Écoutons cette appréciation d'un de nos plus illustres marins! Si la politique nous divise, que le patriotisme nous unisse et nous protège; une défaite navale serait à tout jamais la ruine du pays. Il y a 25 ans, après nos désastres, les Allemands et les Italiens enseignaient dans leurs écoles militaires une nouvelle carte d'Europe: les Allemands s'adjugeaient nos départements du Nord, du Pas-de-Calais, l'Aisne, les Ardennes, l'Aube, la Somme, la Haute-Marne et le Doubs; les Italiens réclamaient la Savoie, Nice, Monaco, le Var, les Alpes-Maritimes, toute la Provence, la Corse, l'Algérie et la Tunisie. Les Anglais ont encore renchéri sur ces appétits de Gargantua: avant leurs désastres du Transvaal, qui les ont un peu rassasiés, ils ont publié une carte de partage de la France pour 1910, reproduite dans le journal "Le Sun ": ils accordent à l'Allemagne tout notre territoire jusqu'à la Loire; à l'Italie toute la région Sud de la Loire et du Rhône; à la Suisse même, tous nos départements du Centre jusqu'à la mer; et à l'Espagne, tout le Roussillon et le Languedoc, enfin, ils ne s'oublient pas, ils s'adjugent tout ce qu'ils appellent le royaume de Normandie, avec Cherbourg, Brest, et toutes nos colonies; puis ils s'écrient triomphalement: Où est la France? (Where is France) Il n'en reste rien! Voilà le sort qui nous serait sans doute réservé, en cas de défaite navale; nous disparaîtrions de la carte du monde.
Il est vrai que la France serait un morceau assez lourd à digérer et que nous ne serions pas plus disposés à nous laisser dévorer que les héroïques et braves Boers eux-mêmes.
Néanmoins, messieurs, mettons-nous à l'œuvre sans retard, donnons à nos amiraux la facilité de réunir à leur gré, suivant les vicissitudes de la guerre maritime, leurs escadres de l'Océan à celles de la Méditerranée, de se présenter à la bataille avec toutes leurs forces réunies, car à la mer comme sur terre, les gros bataillons assurent toujours la victoire.
Faisons-le donc au plus vite ce canal qui peut avoir une si heureuse influence sur l'avenir économique et politique de notre pays et qui cause de si vives alarmes à nos rivaux. L'inauguration de cette belle voie maritime, allant de l'Océan à la Méditerranée, serait une merveilleuse cérémonie qui ouvrirait d'une façon grandiose le XXe siècle.
L'honneur serait grand, dans la postérité, pour la génération qui aurait réussi à annihiler, pour la flotte française, la menace constante de Gibraltar. Nous pouvons avoir cet honneur, Mesdames et Messieurs, ne le laissons pas à d'autres!
Quelles fêtes patriotiques, quelle allégresse à Bordeaux, à Toulouse et dans toutes les régions du Canal, quand l'escadre française, suivie des navires de toutes les nations invitées à son inauguration, se dirigerait vers Bordeaux après avoir reçu au port de la Nouvelle les cuirassés de nos alliés Russes, saluant au passage le drapeau français hissé sur tous les monuments publics des régions traversées.
XVI
ENQUÊTES
Posons la question telle qu'elle doit l'être. Il ne s'agit pas en ce moment de controverser sur l'adoption d'un tracé, ni d'ergoter sur les détails techniques de la construction, ni même sur le choix définitif des débouquements; il s'agit de savoir si le projet du Canal des Deux-Mers est utile au pays, s'il est indispensable à la défense nationale; il s'agit, d'accord avec les prescriptions de la loi, de consulter officiellement les populations intéressées à la construction du Canal qui doit traverser leur territoire, et pour cela il faut recourir enquêtes que, depuis 1836, le Gouvernement, par l'organe de M. de Freycinet, s'était engagé à nous accorder. Je vous ai démontré que toutes les Commissions, quelles que fussent d'ailleurs leurs réserves et leurs atténuations, avaient donné des réponses favorables sur toutes les questions soumises à leur examen.
1° - La Commission de 1880 a proclamé: - la possibilité de construction du Canal; - son utilité incontestable pour la flotte, en cas de guerre; - ses avantages pour la sécurité du voyage; - la vitesse de marche à 12 kilomètres et, à une majorité de 6 voix contre 4, le rapporteur a conclu à la mise aux enquêtes.
2° - La Commission de 1884 a fixé la dépense à 750 millions.
3° - Celle de 1887 a résolu les questions d'alimentation et de trafic,
4° - Les conclusions de la Commission de 1891, dite Commission Barthou, ont été magistralement démolies par le rapport, si documenté de M. Honoré Leygue; donc refuser aujourd'hui les enquêtes, après ce rapport de la Commission de la marine, serait un crime de lèse-patrie. Le Gouvernement ne voudra pas assumer la responsabilité d'un tel refus, il préférera la gloire d'avoir facilité, dans la mesure de ses moyens, l'accomplissement de cette grande œuvre nationale, et, d'autant plus que les enquêtes dégagent la responsabilité de tous: Gouvernement, ministres et Parlement. Il n'existe pas de motifs avouables pour les refuser, il en existe, au contraire, de considérables pour les ordonner immédiatement. C'est pour atteindre ce résultat, Mesdames et Messieurs, que je suis ici, et que je suis venu avec confiance vous demander votre concours, à vous, celui de vos représentants immédiats: sénateurs, députés, conseillers généraux et municipaux, dont l'appui peut être prépondérant auprès des pouvoirs publics.
Il ne faudrait pas donner à nos ennemis, par notre indifférence et notre apathie, dans une question aussi capitale pour nos intérêts militaires et commerciaux, le droit d'établir entre eux et nous une fâcheuse comparaison, à savoir que le despotisme se prête mieux au progrès que les gouvernements libres, et que nous sommes devenus, sous la République, incapables de réaliser une oeuvre de préservation nationale, de revanche maritime et !commerciale, en attendant l'autre! C'est à vous, c'est à nous, c'est au Parlement et au Gouvernement à leur prouver le contraire, et nous avons pleine confiance qu'ils le feront.
XVII
PÉRORAISON
Enfin je m'arrête, il faudrait dix conférences pour vous exposer toutes les raisons qui militent en faveur de la construction immédiate du Canal des Deux-Mers; mais je ne veux pas mettre votre patience plus longuement à l'épreuve. C'est à vous, Messieurs, qu'il appartient maintenant de conclure. L'heure est venue de sortir de notre fatale indifférence, de faire trève à nos discordes intérieures; nous avons encore un grand rôle à jouer dans la politique du monde, mais il est temps d'y songer, passons aux actes!
Vous savez que le Canal des Deux-Mers annihilera toutes les combinaisons politiques et économiques de nos rivaux, qu'il déplacera, à notre profit, la prépondérance anglaise dans la Méditerranée, qu'il assurera la prospérité de Bordeaux, de Toulouse et de tous les départements du Sud-Ouest, qu'il sera un instrument de travail puissant et d'apaisement social, j'en appelle à vous tous, aidez-nous, aidez-vous vous-mêmes et l'Etat nous aidera!
Donnez-nous aussi votre appui, Messieurs les sénateurs, Messieurs les députés, vous nous l'avez toujours promis, faites honneur à vos engagements ; votre patriotisme nous est un sûr garant de votre dévouement à l'œuvre commune.
Se pourrait-il, quand toutes les nations étrangères travaillent fiévreusement à l'amélioration de leurs voies navigables, maritimes surtout, qu'il n'y eut qu'en France qu'on vit ce spectacle attristant de l'abandon d'une entreprise qui est le facteur essentiel de la prospérité commerciale et de la sécurilé de la Patrie.
Nous l'aimons tous cette patrie dont nous sommes les enfants, qui a été faite par nos aïeux; c'est l'écrin des souvenirs qu'ils nous ont laissés, des joies et des tristesses qui les ont unis, des vertus et des exploits dont ils nous ont donné l'exemple, des désastres qu'ils ont subis et des victoires qu'ils ont remportées; travaillons ensemble à assurer sa grandeur, le succès finit toujours par couronner l'esprit d'initiative et de persévérance.
Vous nous rendrez cette justice que nous ne manquons pas d'initiative, cette réunion en est le témoignage, que nous ne manquons pas de persévérance, vingt-cinq ans de travail, de dévouement à l'œuvre du Canal répondent pour nous. .
Il y a deux cent trente-cinq ans que Louis XIV annonçait à la France l'exécution du canal de Riquet, il faut que dans six ans, en 1908, la République annonce au pays l'exécution du Canal des Deux-Mers et invite toutes les nations du monde à son inauguration. Quand une entreprise aussi grandiose ne demande aucun sacrifice à l'Etat, quand elle apporte, avec le salut du pays menacé par ses ennemis, la fin de la crise des affaires, qu'elle doit donner, pendant de longues années, du travail et de l'aisance à nos ouvriers, qu'elle ne présente, pour les gens de bonne foi, aucune difficulté d'exécution, il n'y a que les ennemis du pays qui puissent s'opposer à sa réalisation.
En terminant, je remercie notre honorable président, M. Périé, l'auditoire d'élite qui a eu la patience, la courtoisie de m'écouter si longuement, les dames présentes à cette réunion et en particulier la presse Bordelaise, à laquelle je rends un hommage mérité pour le concours si désintéressé qu'elle n'a cessé d'accorder à l'œuvre du Canal des Deux-Mers; merci à la ville de Bordeaux tout entière, à la capitale du Sud Ouest de la France dont je souhaite vivement la prospérité.
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M. Périé, président de la conférence, reprend la parole et, après une chaude improvisation, il fait voter à l'unanimité de tous les auditeurs présents, le vœu suivant :
VŒU
Pour donner une sanction à la conférence de M. Verstraët, M. Périé, président, propose à l'assemblée d'émettre le vœu suivant :
L'assemblée, après avoir entendu les explications fournies par M. Verstraët, ingénieur civil, administrateur délégué de la Société anonyme du Canal des Deux-Mers, plus que jamais convaincue de la nécessité et de l'urgence de la réalisation de cette grande œuvre nationale, constatant la praticabilité et les avantages du projet dont les données viennent de lui être exposées et, s'inspirant du rapport favorable déposé par M. Honoré Leygue au nom de la commission de la marine à la fin de la dernière législature, ainsi que de la proposition de loi de l'Estourbeillon, revêtue de la signature de 130 députés:
Emet le vœu que la Chambre, dès la rentrée et sans délai, reprenne le rapport et la proposition de loi et charge les députés de la Gironde de se réunir avec leurs collègues de la région du Sud-Ouest pour réclamer, dès l'ouverture de la session parlementaire, et obtenir la mise aux enquêtes immédiates des avant-projets déposés au ministère des travaux publics et qui ont déjà fait antérieurement l'objet de cinq rapports extra-parlementaires.
ANNEXES
Nous croyons devoir mettre, à la suite de cette publication, quelques pièces annexes pour l'édification des lecteurs qui n'en auraient pas eu connaissance. Les adhésions à nos projets ont été à peu près unanimes dans toutes les parties du pays.