XI
NÉCESSITÉ DU CANAL
La nécessité du Canal ne peut plus faire un doute pour personne et moins encore à Bordeaux que partout ailleurs.
Le Canal ne sera pas, comme celui de Suez, une œuvre internationale, elle sera faite sur le territoire français, avec des capitaux français, par des entrepreneurs et par des ouvriers français; elle sera à nous, bien à nous et aucune puissance étrangère ne pourra nous l'enlever ni s'immiscer dans sa direction. Aussi nos voisins d'outre-Manche ont-ils proclamé que le Canal est contraire "aux intérêts politiques anglais et que si les Français veulent dépenser 800 millions pour l'exécuter, ils en dépenseront 1500 millions pour les en empêcher". Ils se flattent, avec leur or d'en entraver à tout jamais l'exécution et ils ont trop bien réussi jusqu'aujourd'hui.
Aussi, au moment où la France paraît disposée à faire le plus énergique effort pour compléter et perfectionner son réseau de navigation intérieure, vous paraîtra-t-il, comme à nous, impossible que, par une hostilité irréductible de l'administration des travaux publics, on pût laisser de côté la voie qui, commercialement, sera la plus profitable à son industrie, à son commerce, à sa marine marchande, à ses Compagnies de chemins de fer, et politiquement la plus nécessaire pour sa marine militaire, pour sa sécurité, pour sa liberté d'action au dehors, pour sa puissance, pour son prestige et pour sa gloire.
Dans un jour de malheur, la flotte française a dû aller montrer les couleurs nationales à l'ouverture du canal de Kiel; nous nourrissons l'espoir de voir, dans quelques années, les pavillons de toutes les flottes du monde et notamment celui de la Russie, venir saluer à Bordeaux le drapeau tricolore, lors de l'inauguration du Canal des Deux-Mers français.
Nous tenons dans nos mains cette première revanche pacifique, la réalisation de ce rêve de gloire qui serait la résurrection de la prospérité, de l'influence et de la grandeur de la France. Quel est le gouvernement vraiment patriote qui pourrait hésiter à le transformer en réalité. Le caractère de notre projet a donc été admirablement défini par notre ancien et regretté président, M. Duclerc, dans cette phrase éloquente: "Le Canal est avant tout une entreprise de préservation nationale"; nous complétons sa pensée, en ajoutant "et de restauration nationale".
La nécessité du Canal est indiscutable au triple point de vue social, commercial et national, et j'espère que vous serez de mon avis.
Point de vue social. - La question sociale est à l'ordre du jour dans le monde entier; elle se dresse partout irrésistible, menaçante, et il est temps de chercher à la résoudre. Et quel meilleur moyen que de mettre fin au chômage prolongé qui pèse si lourdement sur les travailleurs. Quand l'ouvrier gagne sa vie, il ne songe pas au tapage, il ne se laisse pas entraîner par les meneurs. Pour conjurer le péril, il n'y a qu'un seul parti à prendre: l'ouverture de grands travaux publics L'initiative privée peut seule produire de pareils résultats. C'est à elle qu'il faut avoir recours; il faut l'aider, il faut l'encourager, non pas seulement dans les banquets officiels, au milieu des fumées du champagne, mais dans la pratique; il faut la débarrasser des entraves que l'on a, comme à plaisir, accumulées depuis vingt-cinq ans.
C'était l'opinion d'un ancien président du Conseil, M. Léon Bourgeois qui, dans une réponse au discours de M. Prudent-Dervillers, sur le chômage des ouvriers, citait à la Chambre, le 13 novembre 1897, le passage suivant d'un discours de M. Léon Say à Amiens: " Il faut respecter le libre exercice des facultés humaines et ne faire intervenir l'Etat que lorsque la nécessité en est absolument démontrée, et sous la réserve de ne jamais briser, ni même affaiblir le ressort de l'énergie individuelle. Pour la solution des questions sociales, la loi ne doit jamais agir seule et sans le secours de l'initiative individuelle et des lois morales. La loi toute seule sera toujours trop faible. C'est donc dans l'action morale que je cherche le plus fort de mes points d'appui".
"Cette thèse est celle du gouvernement; j'ose dire que c'est la thèse du bon sens. Elle se résume en deux mots: Aide-toi, l'Etat t'aidera".
Eh bien! c'est ce que nous demandons: nous nous aidons, que l'Etat nous aide en nous accordant l'exécution du Canal des Deux-Mers!! qui, en apportant l'aisance dans la famille, y assure en même temps la tranquillité, la satisfaction et le bonheur. Il dépend donc du gouvernement d'ouvrir un véritable chantier national de plus de 400 kilomètres de longueur, sur lequel 50.000 ouvriers trouveraient du travail pendant 4 à 5 ans, sans mortes-saisons, sans qu'il en coûtât un centime à l'Etat, en accordant la déclaration d'utilité publique à l'œuvre du Canal des Deux-Mers; tous nos plans sont prêts pour l'exécution. Le travail de creusement achevé, quels nombreux ouvriers ne faudrait-il pas ensuite pour l'exploitation! N'est-ce pas la disparition de la mendicité dans tout le Sud-Ouest? Quelle prospérité n'apporteraient-ils pas, ces 900 millions dépensés sur tout le parcours? J'en fais juge le pays tout entier, et, si le travail c'est la liberté pour les ouvriers, c'est aussi la sécurité pour leurs vieux jours.
Point de vue commercial. - Quant au point de vue commercial et industriel, nous devons dire que notre situation n'est pas brillante; il suffit pour s'en convaincre de comparer entre elles les diverses statistiques depuis vingt ans. Le commerce extérieur de la France reste à peu près stationnaire, il a même légèrement diminué et, en matière de transactions commerciales, ne pas progresser, c'est reculer, surtout en présence du développement pris par certaines nations étrangères.
L'ensemble de nos importations et de nos exportations s'élevait en 1882 à 8.397 millions, il tombe à 7.576 millions en 1884, à 6.928 millions seulement en 1894, et se relève un peu en 1897 à 7.676 millions.
Voici le résultat du commerce extérieur des diverses puissances, importations et exportations réunies, pour les années 1898, 1899 et 1900.
La France n'arrive plus qu'au 4e rang et avec des différences considérables; si même on tenait compte de la proportionnalité par rapport à la population, nous arriverions après les Pays-Bas, après la Belgique, c'est-à-dire au 6e rang! Voilà où nous sommes tombés par la faute de nos gouvernants qui s'occupent beaucoup plus de mesquines questions politiques que des véritables intérêts économiques du pays.
Marine marchande. - Si notre commerce extérieur est en décadence, la situation de notre marine marchande est plus lamentable encore. Le tonnage de notre flotte diminue chaque année, tandis qu'à côté de nous, les nations rivales plus habiles et plus pratiques voient le nombre et le tonnage de leurs navires grandir sans cesse, et c'est toujours l'Allemagne que nous trouvons au premier rang. Il y a quelques années, nous occupions le second rang dans la liste des flottes commerciale; nous sommes aujourd'hui descendus au cinquième pour le tonnage, malgré le grand nombre de nos navires, à cause de leur faible tonnage.
En voici la preuve en vapeurs et voiliers réunis:
Les Japonais, de leur côté, ont compris que la mer aujourd'hui est de plus en plus le champ de manœuvre des nations, l'endroit où se manifeste l'esprit d'entreprise des divers peuples. Ils comprennent que la construction des navires est une industrie nécessaire à un peuple de 45 millions d'habitants, et ils cherchent à se débarrasser du tribut qu'ils payent à l'Angleterre et à l'Allemagne pour le transport de leurs produits et pour l'achat de leurs navires; ils comprennent que le développement de la marine marchande a une importance considérable à la fois pour la prospérité économique et pour la grandeur politique de leur pays; ils se rendent compte que le navire de mer est un instrument de propagation non seulement des produits mais de l'influence et du prestige.
En cinq ans, les progrès de la marine japonaise ont été considérables, en voici la preuve:
Ces quantités se sont encore accrues en 1901 et 1902.
Quant à notre cabotage, sa décadence s'accentue chaque année. En 1898, notre grand cabotage était réduit à 250.000 tonnes. Le petit cabotage à 2.500.000 tonnes, soit un total de 2.750.000 tonnes et le cabotage anglais alleignait le chiffre formidable de 120 millions de tonnes, malgré la concurrence que peuvent lui faire les nations étrangères.
Trust de l'Océan. - Depuis quelques mois il n'est question dans la presse, non seulement de l'Europe, mais du monde, que du trust de l'Océan, organisé par Pierpont-Morgan. La France est laissée complètement en dehors de la combinaison; on la regarde comme une quantité négligeable, à l'instar de l'Espagne, de la Belgique, de la Hollande, de la Grèce et peut-être même de la Suisse. Si cette formidable organisation réalise les espérances de son fondateur, ce sera la ruine définitive, non seulement de notre marine marchande, mais encore de notre agriculture, de notre commerce d'exportation, de notre industrie! Il est temps d'aviser et de prendre toutes les mesures nécessaires pour garantir la France contre les terribles éventualités qui peuvent résulter de la création de ce trust maritime. Le Canal des Deux-Mers est notre unique salut, et chacun le comprend.
Angleterre. - Avec ses 36.000 navires, l'Angleterre possède plus de la moitié du commerce du monde. Partout où il y a une rade, un port, une crique quelconque, de l'eau salée en un mot, on y rencontre infailliblement des navires anglais avec du charbon anglais ou des cotonnades anglaises. C'est une tâche d'huile qui s'étend sur le globe et qui menace la liberté de tous les peuples. Malheureusement, comme nous venons de le dire, il n'en est plus de même de la marine française, elle va chaque jour en déclinant, et l'influence de la France au dehors suit mathématiquement la décadence de sa marine marchande.
La richesse et la puissance d'un peuple ont toujours été, dans l'antiquité comme de nos jours, proportionnelIes au développement de sa marine. La puissante marine de l'Angleterre a fait de ce pays le plus influent, le plus puissant, le plus riche de la terre, le plus grand agent de transport du monde entier; il nous prouve pratiquement la vérité de cet axiome: "qui est maître de la mer est maître de la terre". Le cuirassé qui a bombardé Alexandrie, les escadres anglaises prêtes à bombarder nos ports côtiers lors du fatal incident de Fachoda, nous ont montré indiscutablement que de la puissance de sa marine dépend la force et la prépondérance d'un peuple et de ses colonies.
C'est au relèvement de notre marine que doivent tendre tous nos efforts. Le relèvement de la marine marchande c'est le relèvement du pavillon français partout où il a disparu et nous lui rendrons sur les mers son ancien prestige sinon son ancienne prépondérance.
Houille. - Si nous examinons maintenant les branches les plus importantes de l'activité commerciale nous trouvons que, dans l'industrie du charbon, nous brillons par une infériorité déplorable; on en jugera par les chiffres suivants :
Depuis 1871 la production générale a augmenté de 143%, celle de l'Allemagne a quadruplé, celle de l'Amérique a quintuplé, celle de l'Angleterre s'est accrue de 35% et la France est toujours tributaire des étrangers, malgré les minerais si riches que nous possédons dans l'Ariège et dans les Pyrénées.
Il en est malheureusement ainsi pour toutes les branches de notre activité commerciale. Le soir de la reddition de Metz, le prince Frédéric-Charles disait à son entourage: "Nous venons de vaincre la France sur le terrain militaire, nous allons maintenant la combattre sur le terrain commercial et industriel".
Les Allemands ont tenu leur parole; partout ils se substituent à nous sur les marchés du monde et là où, il y a vingt ans, fIottait le pavillon français, où nous étions les maîtres après l'Angleterre, c'est le pavillon allemand qui domine aujourd'hui!
La transformation économique qui s'opère dans le monde entier ne nous indique-t-elle pas notre devoir, ne nous montre-t-elle pas l'urgence de la création de ce puissant instrument de l'outillage national. Le commerce a intérêt à diminuer ses frais de transport et à suivre la voie la plus courte qui lui offre cet avantage de ne nécessiter aucun tranbordement.
Le canal des Deux-Mers réalisera cette condition et ramènera en France le mouvement commercial qui s'est éloigné de nous pour favoriser les chemins de fer de l'Europe centrale à notre détriment et au seul profit de l'Italie et de l'Allemagne; il rendra la vigueur et la vie à notre cabotage et à notre marine marchande expirante.
Nous payons 400 millions annuellement à l'étranger pour l'achat de nos houilles et le transport de nos marchandises; grâce au Canal, nous pourrons retenir chez nous la plus grande partie de cette somme au plus grand avantage de nos industriels, de nos armateurs et de nos ouvriers; nous récupérerons le transit qui nous échappe au profit d'Anvers et des ports allemands.
Le Canal sera l'instrument de notre relèvement industriel, commercial et maritime. Grâce à lui, les villes situées sur les deux rives, soit 900 kilomètres, seront rapidement transformées en ports maritimes et en centres industriels importants, et notamment Agen, Toulouse, Carcassonne et Narbonne. Les régions voisines, riches en minerais de toute sorte, verraient s'élever des usines métallurgiques, approvisionnées en charbon par les bassins houillers français; Aubin, Decazeville, Carmaux, Graissessac, pourraient battre, dans le bassin de la Méditerranée, les charbons anglais dont ils ne pouvaient jusqu'ici soutenir la concurrence, faute de moyens économiques de transport. Le Canal fera enfin, des départements essentiellement et uniquement agricoles aujourd'hui, des centres manufacturiers importants et retiendra dans leurs foyers, les ouvriers qui s'expatrient en si grand nombre vers les grandes villes où ils ne trouvent souvent que des déboires et la misère pour eux et pour leurs familles.
L'Agriculture, de son côté, qui traverse une crise si intense, verra renaître la prospérité. Dans les départements où la culture des primeurs est si étendue, et pourrait décupler, grâce à un système bien aménagé d'irrigations, la vente à l'exportation, la seule productive, et surtout à l'Angleterre, prendrait des proportions inouïes. La Grande-Bretagne en achète pour plus de cent millions par an, en Espagne, en Italie, en Égypte, sur les côtes de l'Adriatique, et nul doute que ses navires, en franchissant le canal, n'en achètent la plus grande partie chez nos cultivateurs. Vous voyez quelle source de prospérité pour notre agriculture! Il en sera de même pour la Viticulture: la mévente des vins ruine les vignerons; leurs chais sont encombrés et l'avilissement des prix ne paraît pas près de disparaître. Ce qui manque à la viticulture française, c'est la vente à l'exportation, et quel meilleur moyen d'y arriver que ce passage incessant des navires étrangers à Bordeaux et à travers les régions vinicoles où ils ne manqueraient pas de s'approvisionner.
Vous voyez que, pour sauver l'agriculture, l'exécution du Canal des Deux-Mers est encore indispensable; ce n'est pas la batellerie sur la Garonne navigable qui la sauverait, c'est une pure utopie. C'est la grande navigation qui, seule, lui assurerait de vastes et incessants débouchés à l'étranger.