XII
GRANDS TRAVAUX ÉTRANGERS
Comparons ce qui se passe en France, où nous faisons tout mesquinement, avec ce qui se passe à l'étranger depuis qu'il est question du grand Canal maritime français.
Personne n'ignore que toute nouvelle voie de communication, maritime surtout, donne naissance à un trafic nouveau, créé par le bon marché des transports, parce qu'elle apporte avec elle l'ouverture de nouveaux moyens de transports économiques. Le fait est constaté dans le monde entier; il n'y a qu'en France, paraît-il, que ce fait ne pourrait exister, si l'on en croit les dires de quelques ingénieurs officiels et de certaines compagnies de chemin de fer, mal inspirées, qui croient que l'exploitation des canaux peut être nuisible à celle des voies ferrées. Nous allons démontrer le contraire par l'exemple que nous donnent nos rivaux commerciaux.
Canal de Suez. - Le canal qui nous intéresse le plus a été exécuté avec de l'argent français; il se trouve aujourd'hui, par suite d'une faiblesse, irréparable peut-être, de notre gouvernement, entre les mains des Anglais, nos amis comme tout le monde sait; c'est le canal de Suez dont le commerce bordelais espérait retirer de si grands avantages. Comme nous, M. de Lesseps a dû lutter non seulement contre les tracasseries anglaises, mais surtout contre les hostilités, contre les objections des ingénieurs français, contre les difficultés de toute nature.
On prétendait, comme pour le Canal des Deux-Mers, que le canal n'aurait jamais d'eau; et cependant depuis qu'elle y est entrée, elle ne semble pas vouloir s'en aller; - qu'il s'ensablerait, qu'il n'aurait pas de trafic, et cent autres objections, et, pendant que les ingénieurs lui prédisaient un échec, M. de Lesseps traversait un beau matin l'isthme de Suez avec une escorte de souverains et avec le drapeau français au grand'mât de son navire.
C'était un des futurs présidents de notre Société, le regretté amiral Planche qui ouvrait la marche de l'escadre, qui fit sauter un bateau anglais échoué, comme par hasard, dans le chenal, et qui assura ainsi le succès de la traversée le jour de l'inauguration.
C'est avec fierté, Messieurs, que nous pouvons dire que ce furent des ingénieurs civils et des entrepreneurs français, qui, sous la direction de M. de Lesseps, ouvrirent, à travers les sables brûlants de l'Egypte, ce canal de Suez déjà rêvé par Napoléon 1er. Ce fut hélas notre dernière victoire dans ce pays.
Il est bien à déplorer, pour la gloire personnelle de M. de Lesseps, qu'il ne s'en soit pas tenu à cette œuvre merveilleuse, et plus encore pour le prestige et pour l'honneur de la France que la fatale entreprise de Panama a démoralisée pour longtemps.
Le canal de Suez n'aurait pas de trafic, disait-on, or, voici les résultats obtenus:
Presque à l'ouverture, en 1870, il est passé par le canal 486 navires seulement, jaugeant 436.000 tonneaux, ayant produit une recette de 4.345.758 francs.
En 1895, il passe 3.434 navires, jaugeant 8.448.383 tonneaux procurant 80 millions de recettes.
Et en 1900, nous trouvous 3.441 navires, représentant 9.738.152 tonneaux, donnant encore, malgré l'abaissement du tarif, une recette de 87.278.481 francs.
Tels sont, Messieurs les splendides résultats fournis par ce canal que les ingénieurs de l'Etat déclaraient devoir être un lamentable échec! La longueur du canal de Suez est de 164 kilomètres, sa profondeur de 8 m. 50 avec une largeur qui doit être portée à 100 mètres. La dépense de construction primitive a été de 500 millions; elle atteindra 800 millions après son élargissement.
Ce sont aujourd'hui nos séculaires ennemis qui en retirent tout le profit politique.
Allemagne. - Pendant que le ministère français entassait commissions sur commissions, dans le but déguisé de faire échouer le Canal français, les Allemands, plus clairvoyants des nécessités de l'avenir, se hâtaient de construire leur canal de Kiel avec les milliards de la rançon française. En six années le travail a été terminé.
La longueur du canal de Kiel est de 99 kilomètres, sa largeur, au plan d'eau 60 mètres, au plafond 22 mètres, et sa profondeur actuelle est de 8 m. 50. La dépense s'est élevée à 195 millions de francs.
Les ingénieurs français avaient aussi déclaré que, sur la recommandation du maréchal de Moltke, les Allemands avaient renoncé à leur canal; ils ont encore été mauvais prophètes. En effet, comme le dit M. Honoré Leygue, les événements devaient contredire cette prophétie: "Le nom de de Moltke, promoteur et non adversaire du canal de Kiel, est inscrit sur un bloc de granit, à l'entrée du canal, et témoigne de la reconnaissance de l'Allemagne envers cet homme de guerre à qui elle doit son unité".
Quant au trafic de ce canal, le voici:
La première année de l'exploitation, en 1896, on a vu passer 17.102 navires dont 268 de la flotte de guerre. Pendant l'exercice 1898-1899, c'est-à-dire deux ans après, le nombre des navires s'est élevé à 25.816, représentant un tonnage de 3.117.800 tonnes et les droits de passage avaient augmenté de 25%.
L'empereur Guillaume déclarait que le canal avait doublé la force de la marine militaire allemande.
Après Kiel, sont venus les immenses développements du port de Hambourg pour lequel on a dépensé 200 millions et qui est aujourd'hui un des plus considérables de l'Europe; puis, toute une série de canaux qui permettent aux navires de déposer, au pied des usines, les matières premières, d'y enlever ensuite les marchandises fabriquées pour les porter, sans transbordement, dans toutes les parties du monde.
Angleterre: Canal de Manchester. - Les Anglais, de leur côté, ne demeuraient pas inactifs. Ils ont dépensé 500 millions au port de Londres, 400 à Liverpool, 120 à Glascow, et les résultats furent les suivants:
Londres a reçu ou expédié 24 millions de tonnes; Liverpool 16 millions. En outre, ils ont construit, à coup de centaines de millions, leur canal de Liverpool à Manchester, sans éprouver la crainte d'apporter des perturbations dans les pays traversés. Et cependant le canal de Manchester traverse un pays autrement habité, morcelé, sillonné de voies ferrées que ne l'est notre Languedoc. Pour une longueur de 57 kilomètres, ce canal a cinq écluses, soit une écluse par 11 kilomètres, c'est-à-dire cinq fois plus que n'en aura le Canal des Deux-Mers, ce qui n'empêche pas des navires de 4.000 à 5.000 tonnes d'y passer tous les jours.
La longueur du canal est de 57 kilomètres, sa largeur, au plan d'eau varie entre 56 et 67 mètres, au plafond 36 mètres et sa profondeur varie égalemenl entre 6 m 70 et 7 mètres.
La dépense du canal proprement dit a été de 225 millions et malgré les prédictions pessimistes de la cinquième commission concernant le trafic, les navires qui ont remonté le canal ont été en 1894 de 925.659 tonnes; en 1895 de 1.358.875 tonnes; en 1896 de 1.826.237 tonnes; et en 1897 il en est passé 10.274.
Le commerce de Manchester accuse, pour lui seul, une économie de 30 millions sur les anciens prix de transport de ses produits par chemins de fer. Deux ans après l'ouverture du canal, les recettes avaient augmenté de 57%.
Hollande. - Il n'y a pas jusqu'à la Hollande qui n'ait su faire de Rotterdam un des ports de transit les plus puissants de l'univers. Elle a dépensé 360 millions pour les ports d'Amsterdam et de Rotterdam. Le mouvement maritime de Rotterdam en 1899, s'est élevé, entrées et sorties réunies, à 6.323.072 tonneaux avec 6.890 navires de mer, et à 6.867.164 tonneaux pour la navigation intérieure, ce qui donne pour le port un mouvement total de 13.100.236 tonnes.
Le même mouvement se produit à Anvers. Voilà, messieurs les splendides résultats que produisent les canaux maritimes, et M.Henri Bordes, comme nous l'avons dit, membre de la commission officielle de l887, fut bon prophète, quand il écrivit: "Nul pays n'a perdu à construire à grands frais des voies assurées de trafic, et par les raisons que nous venons de déduire, nous pensons que le canal des Deux-Mers peut compter sûrement sur le trafic répondant à l'importance des travaux qu'il doit entrainer". Sages paroles que nous ferions bien de mettre en pratique!
Point de vue de Bordeaux. - Vous devez trouver sans doute, Messieurs, que je tarde bien à vous entretenir des questions qui vous intéressent plus particulièrement, c'est-à-dire des intérêts du port de Bordeaux. Si j'ai tant tardé, c'était afin de vous montrer la situation précaire de l'industrie et du commerce français en général, de mettre sous vos yeux les grands travaux exécutés à l'étranger et l'immensité des résultats qui en ont été la récompense.
Il est temps, si nous ne voulons voir les courants commerciaux se détourner de plus en plus de nos ports, de recourir aux moyens énergiques et de ne pas nous en tenir aux palliatifs proposés dans le dernier projet des grands travaux publics.
Nous sommes bien en France la porte de l'Europe: mais cette porte, la routine administrative l'a fermée à double tour, la clef en est perdue: On ne la retrouvera que par le Canal des Deux-Mers qui nous rendra le transit du commerce de l'Occident avec l'Orient, et cette clef Bordeaux peut et doit la devenir.
50 millions de tonneaux passent annuellement à 400 lieues des côtes de France, pour gagner, par Gibraltar, la Méditerranée et l'Extrême-Orient: si le Canal des Deux-Mers existait, la moitié au moins, comme l'a démontré après nous M. Honoré Leygue, emprunterait la voie du Canal, passerait par Bordeaux, et de cet immense mouvement commercial naîtrait pour votre port une ère de prospérité comme il n'en aurait jamais vue; il redeviendrait un des ports les plus florissants du monde.
Le commerce bordelais tout entier a voté maintes fois des vœux favorables à l'exécution du Canal; qu'il les renouvelle énergiquement, qu'il constitue un Comité d'action, qu'il nous aide, enfin, et comme le disait si justement M. Léon Bourgeois: "Aide-toi, l'Etat t'aidera" et l'Etat entendra vos réclamations. Mais pour que Bordeaux puisse devenir la porte d'entrée du Canal des Deux-Mers, il lui faut ce qui lui manque en ce moment: "La possibilité pour les grands navires de commerce et de guerre de pouvoir, en toute marée, remonter sans difficulté et sans danger d'échouement jusqu'à vos quais; Or aujourd'hui, vous savez que cela est impossible! Est-ce à dire qu'on ne puisse obtenir ce désirable résultat? qu'on ne puisse approprier la Gironde et la Garonne à la grande navigation? Rassurez-vous, ce résultat peut être obtenu et rapidement obtenu. En 1898, j'ai eu l'honneur d'être reçu par votre Chambre de Commerce et de lui exposer, avec plans à l'appui, un ensemble de travaux qui garantiraient, en moins de trois ans, l'accession de vos quais aux plus grands navires. Le regretté et éminent ingénieur des Ponts et Chaussées, M. Fouquet, s'était montré favorable à nos projets; il les trouvait légèrement audacieux; mais le succès, vous le savez, finit toujours par se ranger du côté des audacieux. Il serait trop long de vous exposer ici ces projets, je les publierai en brochure; je me ferai un devoir d'en remettre un exemplaire à votre Chambre de Commerce, car elle a pour mission de travailler à la prospérité de votre port et elle ne faillira certainement pas à ce devoir.
La carte qui est exposée sous vos yeux vous donne une idée des travaux à exécuter, dont la dépense totale ne dépasserait pas 30 millions! Nous sommes loin des 400 millions dépensés à Liverpool. Avec ces 30 millions, c'est la prospérité que l'on ramène à Bordeaux, et la prospérité de votre port intéresse au plus haut degré celle de la France entière.
Bordeaux a tenu autrefois une telle place dans le monde par son commerce et par sa marine que ce serait un malheur national de le laisser déchoir.
En temps de paix, comme en temps de guerre, Bordeaux a toujours su trouver parmi ses enfants des hommes audacieux, entreprenants, énergiques, pour la défense de ses droits et de ses intérêts; c'est à leurs descendants que je fais appel aujourd'hui pour me soutenir dans la lourde tâche que j'ai entreprise et, en nous aidant, ils ne doivent pas oublier que c'est pour eux-mêmes qu'ils travailleront et pour la gloire et la puissance de la Patrie.
Décadence du port de Bordeaux. - Actuellement, la décadence du port de Bordeaux est indiscutable, si l'on s'en rapporte aux statistiques. Si nous comparons le mouvement de votre port depuis 1882 jusqu'en 1900, on constate une diminution croissante dans le tonnage des navires. Le mouvement maritime du long cours a été
soit une diminution de 151.416 tonneaux, alors que les autres ports, le Havre, Dunkerque, présentent des augmentations.
Il en est de même pour le cabotage qui, en 1901 a donné 289.244 tonneaux en moins qu'en 1900. Or, tout port qui ne s'accroît pas annuellement est voué à une déchéance certaine, c'est ce qui arrive pour Bordeaux.
L'ouverture du Canal des Deux-Mers est seule capable d'enrayer cette déchéance, car cette ouverture entraînerait forcément l'amélioration de la Gironde et des passes, que les travaux actuels ont été impuissants à réaliser jusqu'aujourd'hui.
Avec l'ouverture du Canal vos bassins aujourd'hui solitaires reprendraient de l'animation - les cales de radoub fonctionneraient constamment - les chantiers de construction de la Gironde seraient abondamment pourvus de travaux, les ouvriers verraient la fin d'un chômage trop prolongé et vos quais aujourd'hui presque déserts reprendraient une prodigieuse animation, signe certain de prospères transactions maritimes.
Il faut donc ranimer tous les courages, constituer des comités d'action, réchauffer l'enthousiasme des populations, les engager à agir sur les décisions du gouvernement par l'intermédiaire des sénateurs, des députés, des chambres de commerce, des bourses de travail, le succès est à ce prix et il est certain si l'on agit vite et vigoureusement.