12 DÉCEMBRE 1931 L'ILLUSTRATION N° 4632 - 507
LES EFFORTS D'ORDRE NATIONAL ET INTERNATIONAL
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LE CANAL DES DEUX MERS : QUE FAUT-IL EN PENSER?
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De tous les projets qui relèvent plus ou moins directement, plus ou moins officiellement, de notre équipement national, le plus important par l'ampleur des travaux envisagés, par les répercussions d'ordre national et international qu'il peut causer et, enfin, par les curiosités qu'il suscite et par les discussions qu'il provoque au seul énoncé des problèmes posés est assurément celui du canal des Deux-Mers. Il a des partisans et des adversaires également déterminés. Les premiers le prônent, l'exaltent, les seconds le dénigrent, le combattent, soit avec des arguments d'inspiration sentimentale, lesquels ne sauraient guère être considérés comme suffisants, soit pour des raisons d'ordre économique et technique, qui auraient plus de valeurs si elles correspondaient aux réalités prévues. Car - on en a pu faire la constatation souvent - en général ceux qui se passionnent pour ce grand sujet le connaissent, de part et d'autre, assez mal, lorsqu'ils n'en ignorent pas les données essentielles.
Au moment où le monde parlementaire semble, une fois de plus, vouloir se préoccuper de cette question, qui a déjà remué l'opinion pendant un demi-siècle - de 1867 à 1910 - et alors qu'une société d'études techniques et économiques a déposé une demande de concession aux Travaux publics, appuyée du dépôt d'un avant-projet de construction actuellement soumis à l'examen des commissions émanant de ce ministère, nous avons voulu fournir à nos lecteurs quelques éléments de documentation. C'est le résultat des recherches de notre collaborateur Hector Ghilini que nous leur présentons, avec des plans, cartes et chiffres assez conformes aux résultats des plus récentes études. Nous ne prétendons pas modifier en quoi que ce soit par cet exposé l'opinion des uns et des autres de nos lecteurs et nous nous garderons bien de le tenter; il nous suffira, pour être satisfaits, de penser que, si les uns et les autres conservent et même affirment leur opinion, ce sera du moins en meilleure connaissance de cause.
LA VOIE D'EAU CRÉÉE IL Y A DEUX CENT CINQUANTE ANS
L'idée première d'unir par une voie d'eau la Méditerranée à la Caronne et, par là, à l'océan est, peut-être née dans un cerveau romain après la conquête de la Gaule. En tout cas, le premier plan connu date de 1539, sous François Ier. On en reparla sous Charles IX, et c'est Richelieu qui chargea Ie cardinal de Joyeu d'examiner les possibilités de cette entreprise. On pensa d'abord qu'on n'amènerait jamais l'eau d'un canal jusqu'au col de Naurouze, à la cote 189. Cependant, en novembre 1662, Riquet remarquait que Ies eaux jaillissant de la fontaine de la Grave s'écoulaient en deux sens opposés. Et il pensa que si l'on pouvait accumuler à Naurouze suffisamment d'eau pour alimenter un canal à deux versants, le problème serait résolu.
L'année même, Colbert eut en main un projet qu'il soumit à Louis XIV le I8 janvier 1663. Quelques mois après, Riquet avait jalonné le trajet; le 17 janvier 1665, les enquêteurs royaux déclaraient le canal réalisable; le 13 octobre de l'année suivante, Riquet était adjudicataire des travaux et, à la fin de l'année, deux mille ouvriers prenaient possession des chantiers malgré les critiques et oppositions que ce projet, extraordinaire pour l'époque, n'avait manqué de soulever. Bref, en 1681, le canal du Midi était livré à la navigation, quatorze ans après la pose de la première pierre du bassin Saint-Ferréol qui allait l'alimenter et qui demeure une des curiosités de cette montagne Noire d'où surgirent, en mars 1930, les eaux furieuses des inondations.
Vauban souligna alors la nécessité d'achever l'oeuvre en creusant le canal latéral à la Garonne. Mais ce fut seulement en 1838 que le ministre des Travaux publics, de l'Agriculture et du Commerce de Louis-Philippe, M. Martin du Nord, ressuscita le projet qui devait n'être complètement réalisé que sous le Second Empire, en 1856, cent soixante-dix ans après le canal du Midi. C'est à partir de cette époque que Toulouse, centre économique, se développa.
Ce chemin d'eau a bien vieilli; en effet, on le trouve aujourd'hui à peu près dans son état initial. Rien n'a été tenté pour l'adapter aux nécessités nouvelles. Son parcours est entravé par cent quarante-huit écluses et trois cent trente et un ponts! La largeur de ces écluses est de 6 mètres à peine; la longueur de leur sas est de 30 mètres; la profondeur de l'eau varie de 2 m. 20 à 1 m. 80. Seules, de petites péniches jaugeant au plus 200 tonneaux peuvent s'y aventurer à la condition que leur maximum de charge ne dépasse pas 180 tonnes. Quant à la durée du trajet de Narbonne à Bordeaux par cette voie, il vaut mieux n'en pas parler.
PREMIERS PROJETS
D'UN CANAL DES DEUX-MERS
Peu d'années après l'achèvement du canal latéral à la Garonne, en 1867, le projet d'un véritable canal maritime Méditerranée-océan fut proposé, pour la première fois, par M. de Magnoncourt. Après les revers militaires de 1870-1871, il figura dans le fameux plan Freycinet.
Repris par M. Tissinier, le projet devait, dans l'esprit de ses animateurs, compenser, tout au moins économiquement, la perte de l'Alsace et de la Lorraine. En ramenant vers nous les grands courants commerciaux, il devait faire de la France le centre du transit de l'Europe occidentale avec les ports méditerranéens et l'Orient. Telle fut l'idée patriotique qui anima la chambre de commerce de Bordeaux lorsqu'elle soutint le projet en 1870. Toutefois, la première étude vraiment poussée à fond ne fut présentée qu'en 1880 par le sénateur Duclerc, qui allait devenir, trois ans plus tard, président du ConseIl des ministres.
Dans ce projet, le canal franchissait plusieurs fois la Garonne par des ponts-canaux de 210 à 220 mètres de longueur. Il prévoyait soixante-trois écluses, réduites à trente-huit par la suite, une Iargeur de 45 mètres à la surface, de 20 à 32 mètres au fond, pour une hauteur d'eau de 8 m. 50. Pour alimenter le canal, où vingt convois quotidiens de bateaux devaient passer, nécessitant 2.200.000 mètres cubes d'eau, soit 25 mètres cubes à la seconde, et la Garonne n'apportant pas assez d'eau, de nombreux réservoirs étaient prévus dans les hautes vallées pyrénéennes. Les dépenses étaient évaluées à 700 millions, y compris les frais d'irrigation de 80.000 hectares de prairies et de vignes.
La commission de 1880, chargée d'examiner le projet, conclut, à une majorité de six voix sur dix, dont celles des amiraux Pierre et Thomasset, à la mise aux enquêtes. En même temps, les assemblées départementales ou communales , les chambres de commerce, les chambres consultatives d'arts et métiers, etc., se prononçaient, après examen, en faveur du canal. Le plus ardent des conseils généraux fut celui de Tarn-et-Garonne, présidé par le "premier" français d'alors, M. de Freycinet: il réclama Ia mise à l'enquête immédiate et aussi la déclaration d'utilité publique.
Une deuxième commission fut nommée en 1882. Les rapporteurs considérèrent le canal des Deux-Mers comme une affaire périlleuse et aléatoire. Ils produisirent un rapport défavorable... Ils devaient entrer par la suite comme hauts fonctionnaires dans l'administration du canal de Panama.
LE PROJET LOUIS VERSTRAËT
Trois ans après un nouveau projet fut soumis au Parlement : celui de l'ingénieur Louis Verstraët, collaborateur du président Duclerc. Ses plans avaient été contrôlés par MM. René Kerviler et Hardy, respectivement ingénieur et inspecteur général des ponts et chaussées.
Les dimensions qu'il assignait au canal des Deux-Mers étaient les suivantes: 70 mètres de largeur au plan d'eau et 40 mètres au plafond par 10 mètres de profondeur. Tous les 12 kilomètres, un garage devait faciliter l'évolution des navires. Les écluses étaient dotées d'ascenseurs qui, en dix minutes, pouvaient élever sans perte d'eau des navires de 5.000 à 6.000 tonnes d'un bief à un autre, soit 100 navires par vingt-quatre heures. Grâce à la puissance et au perfectionnement de ces engins, le nombre des écluses avait été réduit au strict minimum; il n'en restait que treize et, parmi les quatorze biefs de mer à mer, celui d'Agen se développait sur 150 kilomètres de long, allant des écluses de la Leyre à celles de Layrac.
C'était encore la Garonne, à un point où son débit est de 200 mètres cubes à la seconde pendant deux cent trente et un jours de l'année, qui devait assurer l'alimentation du canal. Pour parer à la disette partielle d'eau, de vastes réservoirs d'un total de 527 millions de mètres cubes devaient être établis dans les vallées du Soumès, du Jo et de l'Ariège. Des dispositions analogues prises sur les versants du Massif central, en permettant l'irrigation de 400.000 hectares, auraient pallié Ies irrégularités du fleuve. Les 453 kilomètres du canal étaient franchis à la vitesse de 14 kilomètres à l'heure. Le rapport rédigé en 1885 par M. Stoechlin, président du conseil général des ponts et chaussées, chiffrait le coût du projet Verstraët à 750 millions auxquels on ajoutait 200 millions pour les aménagements particuliers à la marine de guerre. Quant aux recettes, le rapport de M. Honoré Leygues, rapporteur de la commission de la marine, donnait sur leurs possibilités les indications suivantes: le transit par Ie canal des Deux-Mers pouvait truster Ia moitié des 50 millions de tonnes de la grande navigation passant alors devant Gibratar, auxquelles il convenait d'ajouter 3 millions de tonnes de trafic local; à raison de 3 fr. 75 la tonne, la recette brute ressortait à 95 millions de francs. Déduits les frais d'administration et d'entretien, le solde devait amplement suffire à rémunérer et à amortir les capitaux engagés.
Pendant pIus de vingt-cinq ans le projet Verstraët connut des tribulations sans nombre, fit l'objet d'études, de commentaires, de votes et de vœux.
Déjà pour le projet Duclerc, dès le 19 mai 1880, une commission ministérielle appuyée par soixante-dix-huit conseils généraux et vingt-deux chambres de commerce avait demandé la mise aux enquêtes, et, le 17 juin 1882, puis le 23 mars 1884, une deuxiéme, puis une troisième commission avaient été nommées: rapports favorables. Le 24 mars I886, après étude du projet Verstraët, dépôt du décret et mise aux enquêtes; et, en novembre 1887, rapport favorable de la quatrième commission. Bref, à l'exposition de Toulouse de 1887, ce projet du canal des Deux-Mers obtient la même distinction que celle accordée à la Compagnie du canal de Suez. En mars 1888, une délégation de députés et de sénateurs du Sud-Ouest, accompagnée de M. Sirven, maire de Toulouse, demande donc qu'on exécute le décret de mise aux enquêtes; on le promet et, le 20 juin 1889, un projet de loi est déposé en ce sens.
Le temps passe. En novembre 1893, un second projet de loi ayant encore pour but la mise aux enquêtes est déposé et renvoyé à la commission de
la marine; en février 1902, nouvelle proposition de loi dans le même sens, appuyée par cent treize députés; nouveau renvoi à la commission des finances qui, les 20 octobre 1902, 4 février 1904 et 6 juillet 1906, donne des rapports favorables. Entre temps, le 23 novembre 1905, la Chambre vote par 302 voix la mise effective aux enquêtes. Les élections législatives ont lieu; la nouvelIe Chambre vote, le 12 juillet 1906, la reprise du rapport du 4 février 1904 de M. Honoré Leygues, reprise faite au nom de la commission de la marine chargée d'examiner la proposition de loi de M. de l'Estourbeillon tendant à autoriser les enquêtes préalables nécessaires à l'exécution du canal...
Mais un nouveau comité technique est nommé. Son président, l'inspecteur général des ponts et chaussées Guérard, déposa, en mars 1910, un
rapport, monument critique du projet en instance. Alors son auteur, l'ingénieur Louis Verstraët, découragé par plus d'un quart de siècle de luttes stériles, démoralisé et, en outre, ruiné, se donne la mort le 20 juillet 1910.
LA REPRISE DE L'IDÉE EN 1928
En 1928 seulement, l'idée du canal maritime fut reprise par la Société d'études techniques et économiques pour l'aménagement du canal des Deux-Mers. Le ministre des Travaux publics d'alors, M. André Tardieu, sans préjuger de la suite que pouvait connaître la réalisation du Projet, tint à donner à la nouvelle société, héritière de l'idée de Louis Verstraët, des marques d'encouragement en mettant notamment à sa disposition les archives de son ministère. Et, pour faciliter sa tâche, il projeta même de l'aider par l'attribution de subventions alors possibles grâce aux prestations en nature.
Mais, le plan Dawes ayant cédé la place au plan Young, cette contribution fit défaut, ce qui n'empêcha pas la société, aujourd'hui demanderesse, de poursuivre ses études préliminaires sous l'impulsion de son animateur et administrateur Jean Lipsky et d'élaborer l'avant-projet actuellement soumis à l'examen du conseil supérieur des travaux publics.
Parallèlement à cette initiative se constituait une association de propagande sous le régime de la loi de 1901, l'Union maritime du Sud-Ouest, ayant pour objet la renaissance du Midi par l'amélioration de ses voies navigables et, notamment, par l'aménagement du canal des Deux-Mers. On trouve dans le comité de patronage de cette association les noms les plus connus du parlement et du commerce du Sud-Ouest et du Centre, tels que: MM. Louis Barthou, Edouard Herriot, Georges Leygues, Maurice Sarraut, J. Paul-Boncour, Jean Durand, A. de Monzie, Albert Lebrun, Antony Ratier, Mario Roustan, André Hesse, Yvon Delbos, Humbert Ricolfi, Léo Bouyssou, Edouard Barthe, Victor Dalbiez, Castel, Pierre Dignac, Dr Mourier, Maurice Rondet-Saint, Georges Maus, Robert David, etc., ainsi que la plupart des présidents des chambres de commerce des villes importantes du Sud-Ouest. La présidence du conseil de direction de l'Union maritime du Sud-Ouest est assurée par M. Bernard Courouleau, président de la chambre de commerce de Toulouse, et le secrétariat général, par M. Robert Castex qui, au cours de conférences publiques et d'articles de presse, s'est fait le propagandiste zélé du canal des Deux-Mers. En même temps, à la Chambre et au Sénat, un mouvement prenait naissance : un groupe de défense du canal des Deux-Mers, fort de plusieurs centaines de parlementaires, décidait d'appuyer la réalisation de ce projet.
Une fois de plus donc, comme après 1870, comme en 1880, comme en 1887, comme en 1893, comme en 1902 et en 1905, un mouvement d'opinion semble se généraliser en faveur d'une œuvre qui doit, dans l'esprit de ses promoteurs, permettre de revaloriser une région où les voies de communication manquent, où l'exode rural est particulièrement inquiétant et où le mouvement industriel est des plus ralentis.
OBJECTIONS ET OPPOSITIONS
Jusqu'ici cependant, l'administration des travaux publics se montra toujours hostile au projet du canal des Deux-Mers. A-t-elle, aujourd'hui, modifié son point de vue?
Si l'on en juge par les déclarations fuites à la tribune de la Chambre le 8 juillet 1930 par M. François-Poncet, alors sous-secrétaire d'Etat à l'Economie nationale, au moment de la discussion du projet de l'outillage national, on pourrait supposer que l'opinion des ingénieurs de l'Etat n'a pas varié depuis soixante-dix ans. Le ministre disait notamment:
"Il faudrait aujourd'hui creuser un canal de 13 mètres de profondeur et de 60 mètres de large. Etant donné le bief de partage, ce canal devrait avoir quatorze écluses dans chaque sens de 10 mètres de chute chacune. Le coût du travail serait de l'ordre de 34 milliards. En comptant un amortissement de 8 %, on aboutirait à une annuité de 2.720 millions. Les recettes à prévoir ne dépasseraient pas certainement celles du canal de Suez qui sont de 1.200 à 1.500 millions de francs par an. L'opération serait fort onéreuse. Vaudrait-elle la peine d'être étudiée? Le canal aurait 460 kilomètres de long; on le franchirait en cinq ou six jours. C'est à peu près le temps qu'il faut pour contourner Gibraltar. L'administration des travaux publics est absolument opposée à l'idée du canal des Deux-Mers."
A la base de ces calculs qui ont servi à cette estimation, on trouve le rapport défavorable Guérard qui estimait le coût du canal à 3 milliards de francs avant la guerre. "Etant donné, dit à ce sujet une note de la direction de la navigation intérieure à M. Forgeot, ministre des Travaux publics en 1928, étant donné que le volume des terrassements varie comme la section mouillée, que le prix des ponts varie comme le carré de la portée, que le coût des écluses est fonction du carré du mouillage, on peut admettre en première approximation que le coût d'un tel canal serait, comparativement au projet du comité de 1910, dans le même rapport que les sections ... "
Et c'est ainsi qu'on obtint le devis de près de 34 milliards. Mais ces chiffres, presque trois fois supérieurs aux estimations actuelles, ont été critiqués par les techniciens spécialisés dans ces sortes d'ouvrages et dont plusieurs ont collaboré à l'établissement du travail soumis aujourd'hui à l'étude du conseil supérieur des travaux publics. En matière de travaux d'art de cette envergure, bénéficiaires avant tous autres des progrès de la technique moderne, le calcul par coefficients, affirment-ils, ne peut qu'aboutir à des erreurs parfois considérables.
De leur côté, les financiers s'étonnent qu'on ait calculé l'amortissement du capital à 8 % à une époque où le taux d'escompte de la Banque de France n'est que de 2% et où le financement d'œuvres d'intérêt général bénéficie d'habitude d'un taux réduit de 2 à 3 %.
Dans tous les domaines, la vie n'est qu'un éternel recommencement.
Les objections qu'on oppose aujourd'hui à l'idée d'un canal maritime Méditerranée-océan, on les a déjà entendues quand furent présentés les projets des canaux de Suez et de Panama. A l'origine, ils furent voués à l'insuccès et à la faillite non par des profanes, mais par des "compétences". Le temps et les faits ont apporté à ces paroles pessimistes d'éclatants démentis.
En 1855, lord Clarendon, parlant au nom du gouvernement britannique, n'hésitait pas à déclarer: "Le canal de Suez est physiquement impossible, et, s'il pouvait être exécuté, ce serait au prix de telles dépenses qu'il n'en ressortirait aucune spéculation commerciale ... "
Le canal de Suez fut inauguré le 17 novembre 1869. Au cours de l'année 1870, 485 navires avaient traversé les 168 kilomètres du canal qui mesurait alors 8 mètres de profondeur, 22 mètres au plafond et 50 mètres au miroir. En 1929, 6.274 navires étaient passé de Port-Saïd à Suez. De 436.000 tonneaux en 1870, le tonnage enregistré atteignait, il y a deux ans, 33.468.014 tonneaux et, l'an dernier, les recettes dépassaient 1.189.958.000 francs! La même année, les bénéfices distribuables de la Compagnie universelle du canal de Suez étaient supérieurs à 737 millions de francs. Aujourd'hui, on approfondit le canal à 13 mètres et l'on porte à 72 mètres la largeur minima à la surface. Il y a soixante ans, les navires mettaient quarante-huit heures pour franchir le canal. Aujourd'hui, quinze heures suffisent.
La prospérité du canal de Panama est du même ordre. Est-il besoin de rappeler les heures pénibles qui marquèrent, en France, cette entreprise à ses débuts? Qui croyait alors chez nous à l'exploitation ou même au percement du canal? Son trafic, en 1914, se chiffrait par 1.302.278 tonnes nettes; en 1929, il atteignait 29.837.894 tonnes avec 6.413 navires. Quant aux recettes, elles se chiffraient par 27.127.376 dollars, soit environ 680 millions de francs. Et, comme le trafic du canal de Panama est devenu comparable à celui de Suez et tend même à le dépasser, après toute une série d'études, l'Inter Oceanic Canal Board a décidé que le canal de Panama serait doublé par le canal de Nicaragua: 333 kilomètres de long, 17 milliards et demi de francs.
Le canal de Kiel connaît également une belle fortune. En 1896, le trafic s'exprimait par 1.848.458 tonneaux et 19.669 navires. En 1927, ces chiffres sont devenus 19.880.625 et 53.422. Et il faut noter que le canal de Kiel est pris par les glaces quelques semaines chaque année et que les brouillards y règnent de quatre-vingts à cent vingt jours par an.
Le canal de Manchester mérite aussi d'être cité en exemple. Bien que Manchester ait été déjà relié à Liverpool par trois voies ferrées et deux voies fluviales, la construction du Manchester Ship Canal fut autorisée par le parlement le 6 août 1885 après une discussion qui n'avait pas rempli moins de trois cent soixante-quinze séances pendant trois ans.
Eh bien, malgré la concurrence considérable provenant de l'existence antérieure des moyens de communication entre Liverpool et Manchester, le trafic de la nouvelle voie d'eau s'est accru d'une façon régulière puisqu'il est passé de 925.659 tonnes, en 1894, à 6.558.589 tonnes en 1929. Comment ne pas évoquer aussi les formidables trafics du Rhin, de Bâle à Rotterdam (80 millions de tonnes en 1928) et du canal américain de Sault-Sainte-Marie qui relie le lac Supérieur au lac Huron (92.622.017 tonnes en 1929)!
D'ailleurs, si nous jetons un coup d'œil aux Etats-Unis et en Europe, nous ne pouvons qu'être frappés du développement de la politique fluviale. Les Etats-Unis viennent de doubler l'ancien canal Erié-Ontario par une véritable avenue liquide qui permettra aux navires chargés des blés du Michigan et de l'Ohio de transporter, sans rompre charge, leur cargaison du Canada aux Etats-Unis et, plus tard - on l'espère - directement en Europe quand le cours du Saint-Laurent aura été régularisé, opération en voie d'étude actuellement.
Tout près de nous, l'Allemagne a déjà mis tous ses canaux au gabarit de 1.200 tonnes et, d'accord avec l'Autriche, la Hongrie, la Suisse et la Tchécoslovaquie, elle étudie la création prochaine du Canal Main-Danube proprement dit et du canal Danube-Oder-Elbe. Deux grands exutoires maritimes, Anvers en Belgique et Rotterdam en Hollande, se disputent âprement le grand courant commercial des régions mosanes, pourtant sillonnées d'un dense réseau de voies ferrées. Les Pays-Bas équipent un canal à grande section et notre amie la Belgique a donné, le 22 avril 1930, le premier coup de pioche aux travaux de construction d'un deuxième canal Liège-Anvers, accessible aux péniches de 2.000 tonnes, qui doit être terminé en 1937.
De toute cette activité fébrile mise au service des canaux par les grandes nations économiques, on ne trouve aucun écho en France. On y sait pourtant aussi bien qu'ailleurs que les canaux, comme le rail, comme la route, sont des générateurs de vie, attirent vers eux les hommes et font naître la prospérité sur leurs bords.
LES AVANTAGES ÉCONOMIQUES SUIVANT LES AUTEURS DU PROJET ACTUEL
Un hasard purement géographique fait que l'isthme le plus étroit de l'Europe, entre l'Atlantique et la Méditerranée, se trouve en France. Il est tout naturel qu'on ait songé et qu'on songe encore à exploiter cette situation bénéficiaire en voulant construire, à travers les riches plaines de notre Sud-Ouest, un grand boulevard maritime. Tout autre pays du monde, à notre place, l'aurait sans doute déjà réalisé : pour percer le canal de Kiel, l'Allemagne n'a consulté qu'elle-même, et son aveu est dénué d'artifice lorsqu'elle affirme que, si elle avait eu des droits sur "l'isthme gaulois" il y a Iongtemps que le canal des Deux-Mers aurait été construit.
Certes, ce canal donnerait à la stratégie navale française une ligne intérieure sûre. Mais, avant tout, le canal des Deux-Mers serait d'essence économique, un instrument idéal pour revaloriser une région où les voies de communication manquent, où l'exode rural menace son existence même, et aussi pour servir de contrepoids social à la congestion de la région parisienne dangereusement surpeuplée. D'ailleurs, M. Jean Lipsky, l'auteur de la conception moderne du canal, sur la centaine de pages où il a exposé l'économie de l'entreprise, n'en consacre qu'une seule à la question de la défense nationale.
L'essentiel de son exposé, en effet, réside dans les répercussions économiques qu'aurait le canal des Deux-Mers au triple point de vue méridional, national et international. Au point de vue transit international d'abord, il représenterait la route abrégée de la Méditerranée vers le Nord, prolongement naturel du canal de Suez ou inversement. Il permettrait de réduire le coût des assurances maritimes et de diminuer la dépense de combustible. Le temps ainsi gagné se chiffrerait par plusieurs jours ainsi qu'on peut le voir pour les parcours-exemples cités. (Voir le tableau de la page 509.)
(voir en plus la carte des parcours, bas de page 509 de l'Illustration)
Mais il est un autre point de vue qui revêt lui aussi un aspect national : le développement industriel, commercial et agricole de la région traversée.
Si l'on considère l'ensemble des ports français, on peut faire la remarque suivante : alors que le mouvement des marchandises de Dunkerque est supérieur de 38 % à celui de 1913 (3.000.000 tonnes et 5.401.000 tonnes), celui du Havre de 50 % (3.650.000 et. 5.471.000 tonnes), celui de Rouen de 70% (5.600.000 et 9.486.000 tonnes), pendant ce même temps le mouvement de Bordeaux ne s'est accru que de 10 % (4.605.000 et 5 millions 225.000 tonnes), celui de Saint-Nazaire n'a gagné que 100.000 tonnes (3.700.000 et 3.803.000) et celui de Marseille 211.000 tonnes (8.940.000 et 9.151.000). Pourquoi?
Parce que les canaux du Nord drainent vers Dunkerque le fret lourd de toute une région minière et industrielle, parce que la Seine apporte avec elle à Rouen et au Havre toute l'activité de la formidable région parisienne. Par contre, Bordeaux n'a que son hinterland immédiat et les quelques centaines de milliers de tonnes si lentement apportées par les canaux vétustes du Midi; Saint-Nazaire n'a derrière elle qu'une Loire non navigable, et Marseille, malgré la construction du canal du Rove, attend toujours Ies promesses du Rhône canalisé.
En face de cette stagnation, devons-nous citer l'extraordinaire fortune d'Anvers, de Rotterdam, de Brême et d' Hambourg, exutoires fomidables où viennent se terminer des réseaux de voies navigables équipées à la moderne et qui vont chercher au cœur même des pays intérieurs le fret dont ils ont besoin pour alimenter leur trafic maritime ?
Ainsi donc, en France, on s'aperçoit que la zone active en progrès est au nord, la zone passive au midi, différence que soulignent les densités de population. Le canal des Deux-Mers, dans la pensée de ses promoteurs, passage obligé d'un énorme trafic à destination des ports de la Méditerranée, de la mer Noire et vers les au delà de Suez ou en venant, serait d'abord le centre d'attraction qui supprimerait un déséquilibre social dangereux. Sa création appellerait une modification totale de la physionomie commerciale et industrielle du Midi. Marseille et Bordeaux auraient, grâce à lui, une voie de pénétration idéale dans une région incitée à exploiter ses richesses, à s'organiser pour les transformer, à doubler l'activité de celles qui existent déjà, à en créer de nouvelles.
On peut ainsi imaginer la naissance future, le long des deux rives du canal, d'une véritable cité linéaire Iargement étendue où se rencontreraient des groupes industriels, des villes-jardins, des ports avec des formes de radoub, de vastes parcs de culture, favorisée par les irrigations faciles, le tout animé et vivifié par la distribution des forces électriques que permettrait l'équipement moderne du chemin d'eau projeté.
Le canal des Deux-Mers résoudrait également, pour des centaines de milliers d'hectares soumis à des sécheresses périodiques, l'important problème de l'eau. En effet, la navigation, quel qu'en pourrait être le développement, n'utiliserait pas la totalité des eaux disponibles. Par des voies-émissaires ouvertes latéralement sur chacun des biefs le surplus liquide serait distribué dans les terres soumises à leur bienfaisante action.
Le mouvement appelle toujours le mouvement. Contrairement à l'opinion erronée qui a cours, on peut admettre que l'énorme trafic du canal, loin de porter préjudice à l'activité de nos chemins de fer, leur apporterait au contraire une substantielle contribution. Le canal de Suez n'est-il pas longé par un rail auquel il procure, malgré la pauvreté des régions traversées, un très important supplément de trafic?
A cet égard, le canal des Deux-Mers jouirait d'une position particulière.
En effet, sur l'axe qu'il représente dans les vallées de la Garonne et de l'Aude, viennent se greffer, au nord, les grandes voies ferrées du réseau d'Orléans, de l'Etat, et du P.-L.-M. et, au sud, les voies perpendiculaires du réseau du Midi.
Il n'est pas douteux que les deux anciennes provinces de Languedoc et de Gascogne apporteraient au canal des Deux-Mers une contribution notable à son trafic de cabotage. Mais d'autres courants terrestres pour les marchandises lourdes pourraient être également attirés.
Le Nord industriel notamment, la région parisienne n'auraient-ils pas intérêt à emprunter la nouvelle voie d'eau pour porter, via Manche et Atlantique, au cœur du Midi, le long des quelque 800 kilomètres de rives habitées du canal, les produits de leur activité?
QUELQUES DÉTAILS TECHNIQUES
Toute entreprise économique ou financière doit faire l'objet d'estimations préalables. Quelles sont celles relatives au canal des Deux-Mers?
A ce jour, le tonnage mondial de la flotte de commerce s'élève à 69.000.000 tonneaux, en progression de près de 50 % depuis 1914. Les diverses flottes de commerce ont procuré à leurs pays respectifs des recettes de fret qui se chiffrent par plus de 40 milliards de francs (dont près de 18 milliards pour l'Angleterre, environ 7.700.000.000 pour les Etats-Unis, un peu plus de 4 milliards pour l'Allemagne et 3.150.000.000 pour la France).
Ces tonnages et ces recettes, joints aux chiffres donnés plus haut sur le mouvement des grands canaux maritimes, indiquent clairement la faveur croissante des transports par voie d'eau. L'évolution du matériel naval étant susceptible d'influer directement sur la construction d'un canal à grande section, indiquons-en les tendances les plus caractéristiques.
D'abord, la propulsion : 2,27 % seulement des navires utilisent le vent; près de 98% chauffent au charbon (58%) ou au mazout (40%). Ensuite, la vitesse: en dix ans, l'allure moyenne des cargos est passée de 9 à 12 milles-heure. Cette course à la vitesse a posé à l'armement le problème de l'exploitation la plus économique: pour réduire les frais, il faut gagner du temps et imprimer aux navires une rotation plus active. Le raccourci du canal des Deux-Mers y aiderait.
Quant à la capacité des cargos, dont le tonnage moyen s'est tenu longtemps dans les limites de 300 à 500 tonnes pour le grand cabotage et de 1.000 à 1500 tonnes pour le long cours il y a environ un demi-siècle, elle semble devoir se fixer aujourd'hui aux alentours de 8.000 tonnes, correspondant à la formule la plus rémunératrice d'exploitation.
Dans ces conditions, quel est le trafic prévu pour le canal des Deux-Mers par les auteurs de son avant-projet?
Le tonnage important serait fourni par les ports français de la Manche et de l'océan, par les ports de l'Espagne Nord, les havres scandinaves, baltes, russes du Nord, finlandais, polonais, belges, britanniques, allemands, hollandais et les ports américains au nord de Baltimore, à destination des ports de la Méditerranée, de la mer Noire, de l'Orient et de l'Extrême-Orient ou en venant. II faudrait y ajouter la contribution du cabotage.
L'étude des statistiques officielles a conduit le demandeur en concession à envisager un trafic de 100 millions de tonneaux dont les deux tiers à destination du bassin méditerranéen et l'autre tiers pour les au-delà de Suez. Etant donné ce chiffre de base, quelle serait la vitesse de rotation des navires dans le canal? Le tonnage moyen dans le canal de Suez ressort à 7.376 tonneaux bruts par navire; il tombe à 375 tonneaux dans le canal de Kiel. Ces deux extrêmes pourraient servir de point de comparaison. A Suez, le cabotage est à peu près inexistant, alors qu'il est florissant à Kiel où il est pratiqué par plus de 49.000 bateaux.
Dans le canal des Deux-Mers, la moyenne pourrait être de 5.000 tonnes. En cargos de cette capacité, le trafic représenterait 20.000 navires par an, soit environ 56 navires par jour dans les deux sens. Et, comme à Suez, la navigation aurait lieu de jour et de nuit, à la vitesse de 10 milles à l'heure.
Venons-en maintenant à la construction du canal.
Tous les calculs qui ont servi de base aux projets anciens se trouvent aujourd'hui faussés par l'apparition de procédés modernes de construction et d'aménagement. L'établissement du tracé de l'avant-projet dont je parle a été conditionné par Ies trois facteurs essentiels suivants: brièveté du parcours, topographie des lieux et nature des terrains rencontrés.
Tout d'abord serait effectué un relevé topographique complet de la zone du tracé. L'administration des travaux publics estimait naguère encore que, à lui seul, ce travail demanderait quatre ans au moins, parce qu'elle en concevait l'exécution par équipes opérant à pied, comme pour le relevé de la carte au 1/80.000. Au vrai on pourra, grâce à la topographie aérienne, gagner un temps précieux.
Par temps clair, l'avion pourrait, en deux semaines, effectuer le relevé photographique d'une large bande de terrain de Bordeaux à Narbonne, et les ateliers de restitution, grâce au stéréotopographe, ne demanderaient que quelques mois pour livrer une carte à grande échelle avec planimétrie et altimétrie.
Une fois le tracé choisi, de nombreux sondages seraient effectués pour recouper les indications déjà connues sur la nature des terrains.
Le canal emprunterait le lit même de la Garonne, qu'il simplifierait et rectifierait d'ailleurs pendant une quinzaine de kilomètres en amont de Bordeaux. A partir de ce point, il suivrait la rive gauche du fleuve en passant au nord de Castets, au sud de La Réole, de Marmande et d'Agen, le traverserait entre Grenade et Toulouse par un pont-canal, emprunterait la vallée de l'Hers, franchirait le col de Naurouze d'un seul bief d'environ 65 kilomètres de long, passerait au nord de Carcassonne pour prendre ensuite la direction sud-est au-dessous de Narbonne, déboucherait dans les étangs de Bages et de Sigean pour atteindre finalement la Méditerranée.
L'étude géologique du tracé révèle des terrains constitués en majeure partie par des alluvions récentes pouvant être facilement excavées. Un cinquième environ sont constitués par des alluvions récentes, mais plus dures (argiles compactes) et rentreraient dans la catégorie des excavations nécessitant des dispositions spéciales pour leur enlèvement. Enfin, une autre fraction, représentant environ le dixième du cube total des déblais se composerait de roches calcaires exigeant des explosifs. Le total du cube des terrassements, tant pour le canal proprement dit que pour les rectifications et approfondissements du cours de la Garonne et l'aménagement de la passe de la Gironde, atteindrait environ 1 milliard de mètres cubes.
Pour l'exécution de ces terrassements, l'avant-projet prévoit l'emploi de cent excavateurs géants pouvant extraire et transborder chacun un volume supérieur à 20.000 mètres cubes par jour, ce qui permettrait de creuser la tranchée en moins de vingt mois. En escomptant seulement le tiers de ce rendement possible, le travail des déblais et des remblais demanderait cinq ans. Concurremment seraient employées vingt pelles géantes pouvant enlever des blocs de rochers de 2 mètres cubes.
Le lit d'une voie navigable dont la section aurait 13 m 50 de profondeur, 60 mètres de largeur au plafond et 150 mètres environ au miroir serait ainsi façonné. Cette largeur au plan d'eau pourrait même atteindre 250 mètres sur certaines parties du parcours où le terrain le permettrait. Le rayon des courbes ne descendrait pas au-dessous du minimum de 2.500 mètres : ce serait le plus beau et le plus grand canal du monde.
On sait que, dans n'importe quel chenal où les navires marchent à l'hélice, les possibilités d'affouillement du sol et des parois des berges sont un obstacle à une marche un peu rapide. Dans l'avant-projet Lipsky, les risques d'affouillement au sol sont écartés par la couverture d'une épaisse couche d'argile répandue sur toute la longueur du canal. Quant aux berges, elles seraient pourvues d'un revêtement de béton, de ciment et de pierres maçonnées, pour parer aux érosions éventuelles.
La passe de la Gironde, qui de tout temps a présenté de graves obstacles à la navigation, serait aménagée en un véritable canal, maintenu par des digues insubmersibles formées par les déblais mêmes des excavations provenant de l'approfondissement. Les dimensions de cette passe seraient de 100 mètres de large au plafond et de 13 mètres de profondeur par les plus basses marées. La hauteur des digues, en verticale, serait de 22 mètres.
Et les ponts de Bordeaux? dira-t-on. Certes on y a pensé. Mais ils font partie des problèmes secondaires dont la solution n'interviendrait, qu'ultérieurement, d'accord avec la ville même, la marine, les travaux publics, une fois admis le principe du canal des Deux-Mers. Il est vraisembable que les ponts de Bordeaux seraient pourvus d'arches mobiles basculantes telles qu'on les rencontre, par exemple, à Rotterdam.
Les cargos et paquebots, même Ies plus grands, pourraient évoluer avec facilité dans le canal des Deux-Mers. La réduction de vitesse, obligatoire dans certains canaux, ne serait pas nécessaire dans celui-là à cause de son gabarit exceptionnel et où la section mouillée de la cuvette serait presque toujours, en moyenne de dix à trente fois celle du bateau. On escompte donc que la vitesse maxima pourrait atteindre 14 nœuds, ce qui permettrait le passage de l'océan à la Méditerranée en moins de vingt-quatre heures.
L'avant-projet actuel prévoit 14 écluses d'une hauteur de chute variant entre 20 mètres et 22m.50. Chaque écluse comprendrait quatre sas ou bassins, dont un de 390 mètres de long sur 50 mètres de large et 13m.50 de profondeur; un deuxième, de 240 mètres de long sur 33 mètres de large et 9 m.50 de profondeur; un troisième, de 180 mètres de long sur 24 mètres de large et 8 mètres de profondeur; un quatrième enfin, de 120 mètres de long sur 15 mètres de large et 8 mètres de haut. Il y en aurait, en outre, un ou deux supplémentaires pour les petits ou moyens navires. Chacun des sas serait séparé par des bajoyers de 27 mètres de large.
Les écluses fonctionneraient électriquement et les groupes-turbines qui pourvoiraient à cette opération seraient logés à l'intérieur des bajoyers. Un système de récupération hydraulique refoulerait automatiquement la moitié de l'eau déversée par l'écluse dans le bief amont. D'ailleurs, tout le système d'alimentation du canal serait organisé par pompage électrique, ce qui permettrait de remédier aux insuffisances et aux irrégularités de la fourniture d'eau. Si à la sortie de Toulouse le débit de la Garonne varie, en effet, entre 60 et 120 mètres cubes-seconde, après le confluent du Lot, ce débit constant accuse déjà 250 mètres cubes-seconde. C'est Ià que pourraient être installées les prises d'eau qui assureraient amplement l'alimentation du canal dont la capacité totale est prévue entre 100 et 150 millions de mètres cubes.
De nombreux ouvrages d'art s'échelonneraient tout le long des 400 kilomètres du parcours. Le plus important serait le pont-canal sur la Garonne, entre Grenade et Toulouse. Il se composerait de deux ponts indépendants, chacun à sens unique et mesurant 50 mètres de largeur avec le tirant d'eau maximum de 13 m.50 et une longueur de 350 mètres. Il comporterait neuf arches de 26 mètres d'ouverture ayant un tirant d'air, au-dessus de la Garonne, de 7 mètres et une épaisseur de pile de 4 mètres.
Pour établir les voies de communication d'un bord à l'autre du canal, 13 traversées de chemin de fer et 48 traversées de route nécessiteraient la construction de 11 ponts (5 ponts fixes et 6 ponts basculants) et de 45 tunnels. On prévoit, en outre, environ 60 kilomètres de déviation de route et quelque 100 kilomètres de voies d'accès aux nouveaux ponts et tunnels.
Reste à examiner maintenant la question du coût et du financement du canal des Deux-Mers.
Tant que les partisans de ce projet réclamaient de l'Etat et des collectivités intéressées la couverture financière totale des travaux, il appartenait aux services officiels de chiffrer les dépenses et surtout de prévoir les ressources financières nécessaires. On se trouve aujourd'hui devant une situation différente puisque c'est une société française qui demande à prendre à sa charge l'ensemble des frais prévus, mais sous le contrôle absolu de l'Etat, cela va sans dire, et en lui conservant un droit de regard, sans restrictions ni réserves, pendant soixante-quinze ans, durée de la concession demandée. Aux termes de ce bail, l'Etat deviendrait propriétaire et seul administrateur du canal maritime. Donc, ni la construction, ni l'exploitation du canal des Deux-Mers ne grèveraient le budget, par conséquent, le contribuable.
Dans le cas seulement où la marine de guerre manifesterait un intérêt parliculier à posséder un débouquement spécial dans la baie d'Arcachon, qui serait un admirable abri, il serait naturel que les frais afférents à cette dérivation fussent supportés par le département, ministériel intéressé. D'ailleurs, l'hypothèse a fait l'objet d'une étude. Au sud de Barsac pourrait s'amorcer l'embranchement en question; il se dirigerait en droite ligne vers la baie d'Arcachon où il pénétrerait par l'embouchure de la Leyre, ainsi que cela est indiqué dans un des relevés qui illustrent cet article.
Les ingénieurs hydrauliciens qui ont étudié le devis financier de l'entreprise l'évaluent, au total et théoriquement, à une douzaine de milliards. Il est possible - il est en tout cas sage de le prévoir - que des dépassements, au cours des travaux, portent ce chiffre à une quinzaine de milliards.
Où les trouverait-on? Les demandeurs recourraient sans doute à des emprunts obligataires. Mais ces obligations pourraient-elles être absorbées par le marché français? Il me semble que oui, car, depuis 1928, soit en trois ans à peine, le total des émissions de sociétés privées s'est élevé en France à 72 milliards de francs composés en 20 milliards d'actions et 52 milliards d'obligations. Si l'on demandait à l'épargne française, en cinq ou six ans, une contribution de 2 ou 3 milliards par an pour le canal des Deux-Mers, elle devrait normalement pouvoir la souscrire.
Il me faut dire un mot maintenant des recettes escomptées. Elles comprendraient les taxes d'irrigation, les revenus domaniaux et les droits de transit, ces derniers constituant évidemment la plus grosse partie des rentrées.
Pour le canal de Suez, ce droit de transit est fixé à 6 fr.65-or, soit 33 fr. 25 par tonne, et le tarif des navires sur lest à la moitié de cette somme. A Panama, il est de 1$.20, soit 30 francs. Les demandeurs de la concession du canal des Deux-Mers pensent le fixer à 10 francs seulement, soit, pour un trafic escompté de 100 millions de tonneaux, une recette de 1 milliard de francs par an. Cette recette apparaît bien suffisante pour assurer la rémunération du capital, actions et obligations, ainsi que les frais d'exploitation évalués à quelque 200 millions par an.
J'ajoute enfin que, si la concession demandée était accordée dans des délais normaux - ces délais sont de dix-huit mois - les promoteurs pensent que le canal des Deux-Mers pourrait être ouvert à la navigation dans un temps relativement court: avant 1940.
LE CANAL ET LA DÉFENSE NATIONALE
J'ai réservé pour la fin la question de la défense nationale.
Il ne paraît pas douteux que la défense nationale aurait, dans le canal maritime, un atout particulièrement précieux. Est-il besoin de préciser, en effet, que le canal des Deux-Mers présente à l'examen un caractère nettement défensif ? En tout cas, il permettrait la concentration de notre flotte tout entière, soit dans la Méditerranée, soit dans l'Atlantique, sans être obligée de parcourir par Gibraltar un parcours de plusieurs centaines de kilomètres qui pourrait n'être pas sans obstacles ni dangers. Dans la Méditérranée, nos intérêts sont de plus en plus considérables. Nos communications maritimes avec l'Afrique du Nord doivent pouvoir, le cas échéant et à l'instant voulu, être protégées au maximum.
A cet égard, ceux qui ont été ou sont les chefs de notre marine ont fait connaître leur opinion. Les publications techniques militaires ou maritimes étrangères n'ont pas caché les leurs. Des unes et des autres, il n'est pas inutile de donner un aperçu.
C'est l'amiral Aube qui écrivait : "La jonction des deux mers qui baignent le visage de la France par un canal accessible à nos navires de guerre comme à nos navires de commerce importe à la grandeur de notre cher pays." Et l'amiral Jurien de La Gravière, n'osant encore concevoir les réalisations grandioses permises par la technique moderne, écrivait dans ses Grands combats de mer: Il faudrait à la France une flottille conçue de façon à pouvoir traverser rapidement, en profitant de nos fleuves et de nos canaux, le vaste territoire qui, par une faveur inappréciable de la providence, a des débouchés sur trois mers."
Voici résumée dans son livre, la Flotte nécessaire, l'opinion de l'amiral Fournier: "... Ainsi se trouverait tournée à notre avantage exclusif cette barrière formidable de Gibraltar élevée par la vigilance de nos voisins d'outre-Manche, à la sortie de la Méditerranée, pour séparer en deux tronçons nos forces navales du Nord et du Midi et et assurer au contraire le libre passage des escadres de l'Atlantique dans le but d'y maintenir leur suprématie maritime et de garder la route directe des Indes par le canal de Suez."
Le 19 décembre 1893, le contre-amiral Planche écrivait à l'amiral Lefèvre, ministre de la Marine, en lui représentant la fermeture parfaitement possible du détroit de Gibraltar de jour et de nuit: "C'est à ce point de vue, disait-il, que le canal des Deux-Mers devient un des points les plus importants de la défense nationale..." La plupart des amiraux qui se sont occupés de la question: Degouy, Clouet, Thomasset, Gougeard, Coulombaud, Jauréguibéry, Forget, de Cuverville, Bienaimé, Depont, etc., ont préconisé la canal des Deux-Mers.
Même son de cloche à l'étranger. En 1894, on pouvait lire dans la Deutch Militar Zeitung : "Dès que la France aura construit le canal du Midi (sic), destiné à livrer passage à de gros cuirassés, l'équilibre maritime de l'Ouest de l'Europe sera rompu et le contrôle du passage de Suez sera incontestablement entre les mains de la France... Et le journal ajoutait que le véritable nom de cet ouvrage devrait être : canal de défense. Mais il émettait des doutes sur notre possibilité de le construire.
En 1909, dans son numéro du 24 août, la Tribune de Genève, soulignant la joie et la fierté du peuple allemand à la création du canal de Kiel qui donnait Ies clefs de la Baltique à l'Empire germanique, écrivait: « Espérons qu'un jour prochain un véritable patriote français se mettra à la tête d'un mouvement de l'opinion publique pour doter son pays d'un canal qui affranchirait la Méditerranée de la tutelle de Gibraltar, abrégerait la route des Indes pour tous les pays septentrionaux riverains de l'Atlantique et ouvrirait à ses régions du Midi, au nord des Pyrénées, une nouvelle source de prospérité sans égale."
Le 26 février 1925, la Pall Mall Gazette écrivait ces lignes significatives que nous devrions méditer: "La construction de ce canal sera une entreprise éminemment française: terre française, ouvriers français, ingénieurs français et matériaux français. Chaque franc dépensé sur le canal passera des mains françaises dans les poches françaises. Une fois terminé, le canal ne pourra pas passer en des mains étrangères comme Suez l'a presque déjà fait. Utile au monde commercial tout entier, ses bénéfices appartiendront à la nation qui l'aura créé."
Et, examinant les conséquences du point de vue marine de guerre, ce journal ajoutait: "Dans une conversation avec une haute autorité sur la question navale, il nous a été assuré que la puissance maritime de la France en serait doublée. L'Angleterre serait obligée d'ajouter une dizaine de cuirassés de 1ere classe à l'escadre de la Méditerranée ou d'abandonner tout à fait l'espoir de conserver cette mer en temps de guerre. Gibraltar pourrait être vendu ce qu'on en pourrait obtenir (sic), la France étant en mesure de le dédaigner. Comment notre escadre du détroit pourrait-elle attaquer Brest (sic) quand il serait renforcé par douze des meilleurs vaisseaux du port de Toulon? Ces conclusions si effrayantes qu'elles paraissent sont simplement trop bien fondées. L'Angleterre pourrait avoir une raison bien amère de regretter l'accomplissement du projet."
Je m'arrête. Aussi bien pourrait-on multiplier les citations vraiment suggestives.
Deux hypothèses ont été émises: l'une concerne la destruction des ouvrages vitaux du canal par une escadre aérienne; l'autre l'embouteillage de ce même canal, à l'un de ses deux débouquements, par les soins d'une flotte ennemie. Les techniciens de la marine et de l'air ne s'arrêtent pas à ces objections. Au début de 1929, l'amiral Darriens, secrétaire perpétuel de l'Académie de marine, écrivait que les puissantes défenses qui flanqueraient l'entrée et la sortie du canal en Atlantique et en Méditerranée interdiraient à une flotte ennemie toute attaque efficace. Quant aux dangers aériens, nos pilotes pensent qu'il serait malaisé à un adversaire éventuel d'envoyer en plein coeur de la France, sans qu'elle fût aperçue, attaquée et probablement détruite avant d'atteindre son objectif, une escadrille de bombardement. C'est là une pure question d'organisation de défense aérienne du territoire français d'abord et du canal ensuite, telle qu'elle existe par exemple le long du canal de Panama.
Du reste, des objections identiques avaient été soulevées lors du projet de construction du canal de Kiel. Il se trouva des compétences pour affirmer que les écluses et les berges ne seraient pas à l'abri de la dynamite et que la flotte allemande pouvait ainsi se trouver prise dans une véritable souricière. Et cependant, au cours des cinquante et un mois de la guerre 1914-1918, le canal de Kiel est resté indemne de toute attaque par mer ou par air; il était pourtant au moins aussi vulnérable que pourrait l'être le canal des Deux-Mers.
En résumé, il est raisonnablement permis de penser que la construction du canal des Deux-Mers accroîtrait très sensiblement la puissance navale française et assurerait l'indépendance de notre flotte de guerre ; et cette éventualité prend d'autant plus d'intérêt devant les revendications italiennes sur la mer "intérieure" et les prétentions espagnoles, affirmées en septembre 1930 devant l'assemblée de la Société des Nations à Genève, à être traitées en puissances méditéranéennes. La parole d'Edouard Lockroy : "La Méditerranée est dangereuse", n'a pas encore cessé d'être vraie...
CONCLUSION
J'arrive à la fin de ce rapide exposé forcément incomplet... Je l'ai volontairement dépouillé de toute littérature et je m'en suis strictement tenu à des chiffres et à l'énoncé de faits simples et compréhensibles.
Je voudrais maintenant tirer une conclusion de cet ensemble. Une conclusion, c'est souvent un raccourci. Je me demande si j'en trouverais un meilleur que celui qui a pris forme de vœu voté à l'unanimité du conseil général de l'Aude, le 20 septembre 1930. Il était présenté par M. Jean Durand, sénateur, ancien ministre de l'lntérieur et de l'Agriculture. C'est un texte officiel qui est maintenant une confirmation. Le voici:
Alors que la capacité maximum des wagons des trains de marchandises a doublé; que le maximum des traind de marchandises a évolué de 600 à 2.000 tonnes; que leur vitesse commerciale a triplé, la navigation intérieure reste au gabarit de 300 tonnes, conçu en 1878, et le halage reste de 2 à 3 kilomètres à l'heure. Depuis 1914, 52 milliards de monnaie actuelle ont été consacrés à la modernisation et à l'extension du réseau ferroviaire alors que 2 milliards seulement ont été affectés au réseau navigable.
Le trafic du réseau navigable, étant donné son marasme et sa vétusté, est encore inférieur à celui d'avant guerre: 41 millions 500.000 tonnes contre 42 millions en 1913. Dans ces conditions, il faut plaider la cause de la navigation intérieure en général et celle du canal des Deux-Mers en particulier.
Pour la construction de ce canal, l'administration centrale a fourni des chiffres inexacts. Elle a estimé le coût du canal à 34 milliards. C'est une erreur. Les données les plus récentes de la technique indiquent que le coût d'un canal interocéanique avec 13 mètres de tirant d'eau et 6 écluses doubles sur chaque versant et un plafond de 50 mètres s'élèverait seulement à 9 milliards 310 millions. En y ajoutant 100 millions de frais d'étude, 900 millions d'intérêts intercalaires, nous arrivons à un total de 11 milliards, soit 23 milliards de moins que le totaI de l'administration qui a appliqué ses formules à un projet vieux de vingt ans.
Le canal des Deux-Mers est parfaitement réalisable et les recettes de divers ordres: trafic, électricité, irrigation, lui assureront une rentabilité certaine. Le gouvernement ne peut pas continuer à sacrifier une œuvre de prospérité et de défense nationales alors qu'il n'a pas hésité à souscrire au Transsaharien et l'aménagement du Rhône.
La mauvaise foi ou l'erreur ne pourront pas plus longtemps voiler la vérité. L'opinion publique réclame la construction du canal des Deux-Mers. Elle se fera. Sous le bénéfice de ces observations, je demande au conseil général de nommer une commission de deux ou trois membres pour se mettre en rapport avec les délégués des conseils généraux des départements intéressés à la création de ce canal pour une étude et une action commune en vue de la réussite de cette grande œuvre qui augmentera la richesse de nos régions et celle de la France.
Faisons la part du sentiment politique. Il n'en reste pas moins que ce vœu est une sorte de synthèse de la question. En examinant les longues tribulations du projet du canal des Deux-Mers, la mort de son apôtre: Verstraët qui lui consacra vainement, avec sa vie, sa fortune et sa foi. M. Rondet-Saint, directeur de la Ligue maritime et coloniale, écrivait naguère ces lignes: "Quand de la solution d'un si important problème dépend l'avenir économique et maritime d'une nation et que cette nation ne parvient pas, sachant cela, à aborder non pas l'exécution, mais l'examen pratique d'un problème d'une telle importance pour elle, cela est signe de décadence." Souhaitons que cela n'ait été, jusqu'à présent, que signe de prudence...
Les arguments et les opinions cités dans cet article paraissent devoir toucher l'homme qui garde au coeur l'amour de sa patrie et souhaite sa grandeur. En tout cas, ceux de qui dépend le rejet ou l'acceptation du projet du canal des Deux-Mers, quelles que soient la réserve et l'objectivité nécessaires qu'ils apporteront à leur examen, devraient aussi avoir présente à la mémoire, comme un symbole, la saisissante formule d'un de nos plus grands savants, Georges Claude: "Il ne faut pas regarder l'avenir avec les yeux du passé."
Hector GHILINI