MAURICE ET SUZANNE
ALLIOT
1ère partie: 1913 à 1919
Cette nouvelle partie fait suite au chapitre consacrés à la première partie de la vie de Maurice "de l'enfance à la grande guerre" (derniere partie de l'ensemble "LES ANCÊTRES DE MAURICE"), d'une part, et aux pages consacrées à Suzanne au cours de la même période (dernière partie de l'ensemble "LES ANCÊTRES DE SUZANNE").
Maurice, en juillet 1912, vient de terminer ses études. Il a un peu plus de 23 ans, et la tête pleine de projets. La famille LIMASSET, depuis le mariage de ses deux aînés, André et Joseph, avec les deux filles d’Eliacin et de Juliette (née Alliot) ROL, est plus que jamais entrée dans son univers, et l’a enrichi du sourire de Suzanne. A ce fameux mariage, le 21 janvier 1910, alors que des quartiers entiers de Paris étaient complètement inondés, Maurice et Suzanne se sont retrouvés garçon et demoiselle d’honneur.
Suzanne avait 17 ans et beaucoup de charme, elle jouait du violon dans l’orchestre familial, et Maurice avait presque 21 ans…Aussitôt sorti de l’Ecole, en 1912, Maurice fait son service militaire à Laon. Il est alors souvent reçu rue Saint-Cyr dans la famille Limasset, par exemple à la veille de la nouvelle année 1913.
De Paris où les familles ALLIOT et ROL doivent être réunies le soir du 31 décembre 1912, son oncle Eliacin ROL lui écrit (lettre datée du 31 décembre 1912) que l’on pensera bien à lui dont la place à table restera vide (c’est la première fois qu’il n’est pas au foyer familial à cette date..), mais qu’il est à Laon dans des conditions heureuses, et il ajoute :
"Tu sais quelle affection profonde j’ai pour toi aussi tu me manqueras certainement plus que je ne te manquerai, chose naturelle du reste : - moi, au déclin de la vie, je ne cherche plus de nouvelles amitiés, mais je me cramponne à celles que j’ai. Toi, au contraire, tout en nous aimant beaucoup, tu sers la loi naturelle en cherchant l’âme sœur et tu as été assez heureux pour la trouver. Tu passeras donc une soirée qui ne sera pas sans charme et compensera ton isolement relatif. Sois jeune, mon cher Maurice, la jeunesse passe vite c’est vrai, mais tu as toutes les qualités qui font qu’on garde longtemps la jeunesse du cœur, et celle-ci il ne faut pas la perdre".
Quelques mois plus tard, c’est encore l’oncle Eliacin, l'incontournable confident, qui écrit à Maurice, le 15 avril 1913, de venir coûte que coûte au bal de l’Ecole Centrale, le 19….. « J’ai acquis la conviction que ton absence causerait une vive déception …. ». Et on sait qu’il y fut ! C'étaient les débuts d'une longue vie à deux, avec, pour le moment, les espoirs et les préparatifs d'un futur mariage. Chacun rêve de son côté...
Les fiançailles sont officialisées le jour de Noël 1913. A partir de ce moment, les préparatifs commencent : listes des pièces administratives et religieuses nécessaires à la célébration du mariage, désignation des témoins, planning des démarches et liste de tous les détails d’organisation concernant le jour du mariage… . Tous ces documents ont été précieusement conservés par Maurice, par exemple ces notes (document de gauche ci-dessous) jetées sur papier par Marie Alliot. On pense alors que le mariage pourra être célébré fin octobre 1914. C’était compter sans la guerre dont personne ne soupçonnait encore qu’elle serait la conséquence, si proche et si dramatique, des événements qui se nouaient au-delà des frontières. Le mariage n’aura pas lieu à la date prévue.
Comme tous les autres, Maurice est sur le front en octobre 1914. Et tout est devenu compliqué, entre autre pour se déplacer librement. Suzanne obtient dès la fin du mois d'août un sauf-conduit (ouvrir ce lien pour voir) lui permettant de circuler entre Laon, où sa mère et une partie de sa famille a préféré rester rue Saint-Cyr, et Paris, où son père occupe l'appartement de la rue de la Cerisaie où il s'efforcera d'ailleurs rapidement de rapatrier les siens, très exposés à Laon. C'est d'ailleurs l'adresse parisienne des Limasset qui figure sur le Certificat d'Aide Auxiliaire obtenu avec Mention"bien" par Suzanne en septembre 1914, afin de contribuer à l'aide aux blessés qui déjà reviennent du front.
Son fiancé lui-même vient d'être rapatrié le 22 septembre, touché au cou par un éclat d'obus tiré d'un aéroplane allemand. De l'hôpital Necker, il est transféré dans divers autres lieux de soins des armées, puis affecté provisoirement au dépôt de Versailles avant que son état ne lui permettre de rejoindre son régiment, le 7 novembre 1914.
Le mariage, donc, n'aura lieu que le 21 août 1915, en pleine guerre. Maurice doit d’ailleurs obtenir pour ce faire l’autorisation des autorités militaires (lettre de demande ci-dessous à droite): On reconnaît d'ailleurs sur la lettre de demande de Maurice, le nom des supérieurs directs de Maurice, les capitaines de Lamarzelle et Girard, que l'on trouve souvent évoqués dans les pages consacrées à la guerre proprement dite.
L'autorisation, accordée par le général commandant la division, est au verso de ce document. « Décision du Général Micheler, Commandant la 53ème division d’infanterie (division isolée). Autorisation accordée, au QG, le 6 août 1915.»
C’est finalement dans l’intimité qu’est célébrée la cérémonie, beaucoup d’hommes sont au front et pour les familles, il est difficile de se déplacer. Maurice, d’ailleurs, doit rejoindre rapidement son régiment. Les faire-part (cliquer pour voir le document) informent d'une cérémonie qui a eu lieu dans la plus stricte intimité, le 21 août 1915.... On est loin de l'apparat projeté par Marie avant la déclaration de guerre ! Au sortir de la messe de mariage, Maurice et Suzanne, sous l'oeil amusé de Renée Limasset qui tient la main de son neveu Jacques Klein, sourient aux marchandes des 4 saisons sur la place. On raconte que celles-ci, femmes ou même parfois veuves de soldats, auraient commencé à huer et à traiter le marié de «planqué», puis, voyant l’uniforme, elles auraient applaudi ! Sur cet autre cliché, Maurice et Suzanne sont au seuil de l'une des adresses familiales, sans doute chez les Limasset, rue de la Cerisaie, où Suzanne occupera quelques temps après, non loin de celui de ses parents, un petit appartement avant de s'installer plus tard avec Maurice boulevard Henri IV.
Maurice reparti, il faudra attendre les premières permissions. Suzanne, en dehors du temps qu'elle passe à assister les blessés, va désormais partager son temps entre Laon et Paris, et là, entre la rue de la Cerisaie et la rue de Reully où elle passe de longs moments avec ses beaux-parents et sa belle sœur Thérèse. Pour l'heure, le mariage ayant été célébré dans l'intimité, et Maurice étant reparti très vite, il appartient aux parents de Maurice de présenter leur belle-fille à certains membres de la famille ou amis. Maurice est un peu inquiet... il connaît les uns et les autres. Il confie à son père, dans une lettre datée du 8 septembre:
"J'espère que vos voyages à Juvisy et à Noisy se sont bien effectués. Vous avez vécu là les deux premiers jours d'intimité avec votre belle-fille et j'espère que tout s'est bien passé. Suzanne est timide, Maman est froide et quelque peu rigide, toutes deux sont très aimantes, il faut seulement dégeler un peu l'atmosphère, et j'espère que tu y réussiras parfaitement. Il faut que, malgré leurs bonnes intentions elles ne soient pas victimes de leur nature et ne se gênent point mutuellement; que Maman considère comme très naturel et simple d'avoir Suzanne près d'elle et que celle-ci n'ait aucun effort à faire pour se sentir chez elle. Pour Thérèse, la question est très analogue. D'ailleurs, je n'ai aucune crainte..."
De gauche à droite sur cette photo, prise dans la cour de l'usine de Reuilly, on voit "Bonne-maman" (Héloïse Alliot), Marie Alliot, Suzanne, enceinte, Eva Neville, Thérèse, René, derrière, Madame Brisset, grande amie de la famille d'Ernest et Héloïse Alliot: Elle tient dans ses bras Françoise, 3ème fille de Marcelle (à droite). Ses filles aînées, Madeleine (future épouse Demars) et Andrée (future épouse Brunet) posent aussi pour la photo.
Entre 1915 et 1916, rue de la Cerisaie, l'appartement s'est rempli. La famille de Lucien, à commencer par sa femme, ont rejoint Paris, avec Yvonne (20 ans) et Renée (18 ans), les plus jeunes. Et on a recueilli ces derniers mois Jules et Adèle Poullot qui ont du fuir Reims où entre septembre et novembre 1914 les bombardements ont déjà été intenses. La "Maison Poullot", rue Barrée, a été éventrée... C'était la maison de commerce. Jules, bien qu'il ait alors cessé ses activités, reprises par son fils Albert (tout ce que comptait l'usine de tissage et de peignage a pu être sauvé et provisoirement exploité à Elbeuf (Eure), en a été très affecté. Et il est en mauvaise santé en cette fin d'année 1916. Il s'éteint le 21 janvier 1916, parmi les siens. Sa femme Adèle avait bien dit qu'elle le rejoindrait rapidement. Elle n'a pas attendu pour ce faire la fin de l'année 1916, quittant ce monde le 27 août.
Elle croisait ainsi sur la terre la petite Anne-Marie, née le 21, un an jour pour jour après la cérémonie du mariage de ses parents (on fêtait assez peu les anniversaires à l'époque, et, pour "Annie", le 21 août sera pendant longtemps davantage l'anniversaire de ce mariage que le sien propre!) Son papa, en convalescence après une seconde blessure et des semaines passées à Paris-Plage, dans un hôpital militaire, a justement une permission ce jour là. Il arrive rue de la Cerisaie et croise Jeanne Rol en bas de l'immeuble et ... apprend qu'il est papa! Mais les retrouvailles vont ensuite être brèves et ponctuelles, et Maurice, verra grandir une petite fille qui lui semblera différente à chaque fois. Guerre oblige...
Dans les semaines qui ont précédé la naissance, on était en pleine bataille de la Somme. Les photos rapportées par Maurice témoignent de la violence des "marmitages" commis dans la région. Sur la photo de gauche, l'entonnoir de Faye (Somme), photographié par Maurice avec deux de ses compagnons qui donnent une idée de la taille de l'excavation. C'est d'ailleurs à Faye, où ont lieu des combats très sévères (il ne restera rien du village du même nom) que début juillet Maurice est blessé au pied par un éclat d'obus, alors qu'il effectue une reconnaissance sur la ligne de front. Il est évacué sur Paris-Plage (Nord), dans un grand hôtel de cette cité balnéaire transformé en hôpital militaire. Il va y rester plusieurs semaines. Le 1er août, il est décoré de la Croix de la Légion d'Honneur, par le médecin chef de l'hôpital, représentant le gouvernement.
Ses parents viennent le voir dès qu'ils le peuvent, sans Suzanne, qui est enceinte de huit mois. Lettre de Maurice, 16 juillet 1916 (extraits):
"Je vous remercie beaucoup d'être venus me voir et j'avoue que ma déception aurait été assez grande si je n'avais vu personne, non pas que ma blessure soit grande, mais on éprouve après un tumulte pareil à celui que nous avons vécu, un grand besoin de repos, d'affection, de retour aux biens de la paix en général, et de la famille en particulier. Ce n'est pas un réconfort dont nous avons besoin car notre moral est bon; c'est un sentiment plus difficile à analyser, un besoin de soutien pendant une période où on se sent inférieur et inapte, un besoin de l'être connu et aimé , au moment où, privé des siens depuis longtemps, on se trouve aussi privé de ses compagnons d'armes et esseulé. Aussi c'est avec une grande joie que l'on revoit les siens, joie qui pour ne pas être exubérante n'en est pas moins vive et douce (...). Puis aussi je suis content que vous puissiez dire à Suzanne que je vais bien, que ma blessure, peut-être un peu longue à guérir, n'est point du tout grave. Vous la tranquilliserez et ainsi son chagrin de n'être pas venue me voir sera moins grand. Qu'elle reste bien courageuse. Soignez-la bien, et j'espère que je pourrai la voir bientôt (...)"
Novembre de la même année. Maurice écrit à sa petite fille et met dans sa bouche ces paroles (ouvrir dans une nouvelle fenêtre pour lire):
Au cours des différents courriers écrits et reçus par Maurice, on a des nouvelles des uns et des autres. On apprend (courrier du 18 avril 1917) que "Thérèse continue à étudier la musique et l'harmonie" (...) mais aussi que "elle fait son devoir en soignant les aveugles", etc. Maurice y remercie sa mère pour les boîtes de Murattis qu'elle lui a fait parvenir.
iL s'inquiète aussi de ceux dont on n'a pas de nouvelles, ainsi de Monsieur et de Madame Bertrand: "Je pense bien souvent aux Bertrand; s'ils sont encore à Laon (j'en doute bien), leur coeur doit battre terriblement"
Laon : La famille Bertrand avant la guerre (M. Bertrand à droite, Pierre, 3e à partie de la droite, Mme Bertrand, 4e à p. de la gauche
Ce sont les parents de Pierre Bertrand (photo ci-contre) qui était un excellent ami de Maurice, son condisciple à l'Ecole Centrale, et sans doute aussi pendant le service à Laon. Il était aussi apprécié des Limasset, et peut-être Suzanne le connaissait-elle par ses frères aînés. Pierre a été tué le 12 octobre 1915 devant Tahure, village de la Marne totalement anéanti au cours des combats de cette période. Et ses parents sont inconsolables (des documents concernant l'activité de Frédéric Bertrand, père de Pierre, figurent dans le chapitre sur la guerre) .
La guerre est aussi aux portes de Bohain. "Je comprends les inquiétudes de bonne maman et son impatience au fur et à mesure qu'on se rapproche de chez elle - mais je constate avec ennui que sa belle philosophie disparaît. J'espère néanmoins qu'elle ne se fera pas trop de soucis et qu'elle ne se rendra pas malade." A la fin de cette lettre, Maurice est un peu pessimiste sur l'échéance d'une prochaine permission... "je n'ai pas l'espoir de venir bientôt", et il n'est plus seul désormais à penser qu'en ce qui concerne la guerre, "ce sera peut-être encore long..."
Dans cette lettre du 25, il pense aux siens, encore, et imagine son père, René, amusant Annie avec la fameuse montre qu'il portait dans son gousset, attachée à une chaîne, et que Maurice, lui-aussi a fait écouter à ses petits enfants.
Deux jours plus tard, Maurice, qui vient de recevoir des nouvelles, reprend la plume et parle de ceux qu'il aime:
"Suzanne m'a dit que ma fille montre de grandes aptitudes au chant et au piano"..... Elle pèse 9 kilos, a aussi écrit Suzanne (AM a 8 mois). "Elle a passé le poids des gros lapins" estime alors le papa!
Comme dans tous les courriers envoyés du front, on ne sait d'où ils sont écrits. Voici quelques commentaires de Maurice:
"J'espère que le mois de mai sera meilleur que celui d'avril, on m'a prêté une tente, je l'ai fait monter cet après-midi, et elle constituera mon bureau et celui d'un voisin. C'est une vraie tente: 6m 50 sur 8m. Elle est établis sous un grand sapin. La prairie serait jolie s'il y avait de l'herbe...mais il n'y en a plus un brin. Et le château devait être joli...quand il y avait autre chose qu'un tas de gravats. Te donner une idée du village? Il y a 2 pièces intactes: l'une est la chambre du général, l'autre celle de notre colonel. Il y a encore un comble où nous sommes logés à 6, et une écurie avec une étable pour le génie. Il y a aussi une serre pour le service vétérinaire, et il reste 5 ou 6 caves habitées par des officiers...."
Le 27 septembre, Maurice écrit à sa mère:
"...J'ai quelques minutes ce soir. J'en profite parce que je ne pense pas que nous passions la nuit dans nos cagnas..... journée fébrile, que je ne peux encore raconter. Le principal pour nous est qu'il n'y ait point eu de mal. (...) Je sais que papa, Thérèse et Suzanne vont bien aussi. Cette dernière m'écrit qu'elle va s'installer un peu au 3 rue de la Cerisaie, avec Yvonne. Je lui ai répondu que je n'y voyais pas d'inconvénients, à deux conditions 1° qu'elle ne reste point seule dans cet appartement, 2° qu'elle n'hésite point à y faire les dépenses nécessaires pour le rendre confortable, principalement au point de vue chauffage et éclairage. N'y a-t-il point dans ma chambre un poële à pétrole que j'y vois souvent et qui ne semble pas être d'un usage fréquent. Peut-être pourrait-il servir à chauffer les deux petites pièces? J'ai demandé aussi à Suzanne que si elle habite là quelques temps elle y transporte quelques unes de mes affaires afin qu'elle ait un peu plus l'impression d'être chez soi..."
Pour les fêtes de fin d'année 1917, Maurice est éloigné des siens. Il envoie à tous des voeux de victoire, de paix, de santé et de retrouvailles. Il espère que l'année 1918 lui donnera un joli petit garçon, ou une petite fille. Suzanne en effet attend un second enfant pour le printemps. Maurice est inquiet pour les siens. Des bombardements ont déjà eu lieu sur Paris: Des avions allemands aux croix noires, les "Taubes" avaient déjà lancé quelques bombes en août-septembre 1914 sans faire trop de dégâts. Cela a changé avec la venue des "Zeppelins", plus tard des " Gothas " et enfin des obus... Si 1917 a été plutôt calme, les raids ont repris au début de cette année 1918 avec, cette fois, les Gothas, de gros bombardiers. Des sirènes annoncent l'arrivée des appareils allemands. La berloque sonnée par les clairons montés sur des voitures du corps des sapeurs-pompiers sonne la fin de l'alerte. Cela se passe la nuit, et l'éclairage des rues est réduit au minimum. La population de Paris, en cas d'alerte, se réfugie si elle le peut, dans des stations de métro ou les caves des immeubles. Mais la grande nouveauté est intervenue le 23 mars, un samedi. Car c'est à 7h 20 du matin, qu'un engin a éclaté devant le numéro 6 du quai de Seine. Puis de 20 minutes en 20 minutes, se sont succédées de nouvelles explosions violentes. Pourtant le ciel est vide...! Paris se trouve sous le feu d'un canon allemand (et même de 3): Un gros éclat trouvé à proximité d'un des lieux d'explosion en apporte la preuve. Il est clair que "l'ennemi a tiré sur Paris avec une pièce à longue portée. Ce sont des obus de 240 qui ont atteint la capitale et la banlieue", annonce un communiqué officiel. "Il y a une dizaine de morts et une quinzaine de blessés." Il s'agit d'une pièce de 210 mm dont la fabrication a eu lieu chez Krupp, à Essen. Les Parisiens vont baptiser ce monstre la "Grosse Bertha", du nom de la fille de Krupp. Si les canons ne tirent que de jour, c'est pour éviter d'être repérés.
Pierre Limasset a évoqué ces bombardements de la grosse Bertha dans ses "Souvenirs":
Le dernier souvenir de mon année de dixième est celui du bombardement de Paris par la « grosse Bertha », ce canon de marine installé par les allemands dans une forêt voisine de Laon, à environ 100 km de la capitale.
C’est le matin, un jour de mars 1918. La classe commence à huit heures et demie. Au bout d’un quart d’heure, nous entendons des sirènes actionnées par des avions. On pense à une alerte, à un bombardement possible, ce qui est pourtant étonnant puisque d’habitude ce sont les sirènes des pompiers qui donnent l’alerte, et que cela se passe toujours de nuit. A la première explosion, le surveillant général, Monsieur Beaumenu, qu’on appelle "beau cul", fait rassembler tous les élèves du petit lycée dans l’entrée. Le grand lycée est en face, de l’autre côté de la rue Charlemagne. On nous y envoie rapidement et les surveillants nous guident dans des souterrains profonds dont nous ignorions l’existence. On m’a dit qu’il s’agissait des caves d’un ancien monastère, jadis situé à l’emplacement du grand lycée, dont les bâtiments paraissaient d’ailleurs très anciens. Une fois installés, nous pouvons entendre plusieurs explosions dont une au dessus de nos têtes. Un obus est tombé dans la cour d’honneur, au pied de l’église St Paul - St Louis, qui borde celle-ci. (...) Je n’ai pas peur, et je me réjouis quand M. Jeannel nous annonce que nos parents vont venir nous chercher. C’est papa, par hasard en permission, qui vient, et nous nous rendons rue de la Cerisaie, où on doit déjeuner. En sortant du grand lycée par la rue Charlemagne, on débouche rue Saint Paul, puis on prend presque aussitôt la rue Charles V. Il faut ensuite traverser la rue du Petit Musc pour atteindre la rue de la Cerisaie dont le n°13 se trouve entre le boulevard Henri IV et le boulevard Bourdon. Dans la rue Charles V, donc pas très loin du lycée, une maison vient d’être partiellement démolie. Mon père, qui a son uniforme, discute avec les policiers qui lui montrent quelque chose dans les décombres. Il dit que c’est un éclat d’obus d’un très gros calibre. Quand on arrive, grand père est seul dans l’appartement. Il a envoyé tout le monde à la cave. Finalement, la famille remonte et le déjeuner me paraît normal.
Mes parents ont une petite bonne qui s’appelle Yvette. Sa famille habite Couvron, un village voisin de Crépy en Laonnois. Le soir même ou le lendemain du bombardement, le père et le jeune frère d’Yvette arrivent rue Lacuée. Il y a eu une alerte, et on est dans l’entrée lorsque papa leur ouvre (...). Ils racontent tout de suite leur histoire. Le gamin, réquisitionné par les allemands pour édifier l’assise de béton sur laquelle un gros canon (la grosse Bertha !) vient d’être installé, a eu le bras cassé au cours de son travail. Et le médecin allemand qui a réduit la fracture lui a remis les os à l’envers, radius sur cubitus, de telle sorte que sa main est maintenant tournée paume vers l’extérieur. Et il souffre beaucoup. "Comme cela, lui aurait-on dit, tu ne seras pas bon pour le service s’il y a une autre guerre !" Le père, absolument furieux, a décidé de franchir le front, de nuit, avec son fils. Arrivés dans les lignes françaises, ils ont été aidés et transportés à Paris. Dès le lendemain, mon père emmène le père et le fils à l’état major de l’armée pour qu’ils donnent les renseignements en leur possession sur la position du canon. Ceux-ci sont d’ailleurs déjà connus. Le garçon est conduit à l’hôpital du Val de Grâce où on doit recasser son bras pour le remettre dans le bon sens."
Un autre bombardement, beaucoup plus grave, eut lieu quelques jours plus tard, le 29 mars. Ce jour-là un obus perça la voûte de l’église Saint Gervais où avait lieu l’office du vendredi saint. Il y eut plus de 100 morts et des dizaines de blessés. On comprend que Maurice ait été inquiet.
Mais Suzanne et Annie ont rejoint Geneviève Fandre, la soeur aînée de Suzanne, qui s'est réfugiée à Chamalières où elle attend pour juillet son 5ème enfant! L'air de l'Auvergne sera plus sain pour tous.
Une lettre de sa jeune soeur Renée parvient à Suzanne. Elle est datée du samedi 13 (?). D'après le calendrier 1918, il pourrait s'agir du samedi 13 avril 1918, au lendemain d'événements tels que Renée les décrit. Renée est à Paris où elle s'occupe beaucoup de ses neveux et nièces de passage rue de la Cerisaie. Ce jour là elle est avec Jacques et avec Thérèse Klein, les enfants de sa soeur Marguerite et d'Arthur Klein, nés le premier en 1913, la seconde en 1914.
L'appartement de Suzanne dont il est question ici est-il celui de la rue de la Cerisaie, ou, tout proche, celui du Boulevard Henri IV ? (d'après le livre de J. Monet Charles Lucien Limasset (1853-1919) et sa descendance, "bien que séparé par la guerre, le ménage..." (de Maurice et Suzanne) s'est installé, en 1917 "dans un gentil appartement, 13 bd Henri IV". Pourtant, on sait qu'en septembre 1917 (lettre ci-dessus, Maurice est d'accord pour l'installation de Suzanne au 3 rue de la Cerisaie... Peu importe, les lieux sont très proches l'un de l'autre, et Suzanne est en Auvergne !
"Je ne t'écris qu'un petit mot parce qu'hier soir il y a eu alerte, et que tu pourrais avoir des craintes, si tu sais que cette fois c'est la Bastille qui a été arrosée. Nous n'avons rien eu, heureusement, ni chez toi. Il y a eu 5 bombes: la 1ère rue des Ecouffés, la 2ème au 12 et 14 rue de Rivoli (abbé Carré blessé et à l'hôtel-Dieu), conduite de gaz crevé, incendie terrible qu'on voyait de chez nous. 3ème rue des Lions, au coin de la rue Beautreillis mais dans la cour. Une petite pierre a été jusque sur ton balcon. Je l'ai mise de côté. Pas de carreaux cassés chez toi. De ton balcon, on voit les dégâts. 4ème rue Saint Paul, incendie dans la cour. 5ème au milieu de la cour de la garde Républicaine: un grand entonnoir, mais c'est tout. Nous avons suté et eu bien peur. Surtout que tout est tombé immédiatement après les sirènes - pour te montrer la rapidité, je défaisais seulement la chemise de nuit de Jacques. Aussi avons-nous emporté les enfants dans des couvertures et les avons habillés en bas. C'est une chance que tu sois partie car tu aurais eu bien peur. Personne n'a eu le temps de descendre, et le nombre des victimes en a été plus grand. Tu vois que ton appartement ni le nôtre n'ont rien. C'est une chance. Nous nous attendions à leur venue, mais l'alerte a été chaude. Rassures-toi malgré tout. Je t'embrasse bien affectueusement, Renée."
Dans cette lettre, Renée a évoqué l'abbé Carré, blessé: Suzanne et Maurice le connaissent bien. C'est lui qui a prononcé, le 21 août 1915, l'allocution aux jeunes époux, en l'Eglise Saint-Paul-St-Louis.
La photo ci-dessous à gauche est issue d'un des multiples sites web traitant de cette période. La photo, prise le 13 avril 1918, montre l'excavation occasionnée par les bombes lachées par un Gotha, la veille, 12 avril, rue de Rivoli. L'autre document, également extrait d'un site web d'images de la grande guerre, montre comment étaient protégés les monuments parisiens contre ces bombardements: ici, précisément, il s'agit de la Colonne de Juillet, Place de la Bastille.
Mais pendant ce temps, à Chamalières, le terme approche pour Suzanne. C'est le 2 mai 1918 que vient au monde le petit frère Henri, à la grande joie d'Annie:
Suzanne va rester quelques mois encore à Chamalières avant de rejoindre Paris. Elle y est encore quand sa soeur aînée Geneviève Fandre accouche le 16 juillet de Michel. Elle y est toujours à la fin de l'été, Maurice, dans un courrier daté du 11 septembre disant avoir "de bonnes nouvelles de Chamalières".
On s'approche petit à petit de la fin de la guerre. Dans le chapitre intitulé Maurice 1914-1918, on verra beaucoup de photos des deux premières années de la guerre. A partir de septembre 1916, après sa convalescence, Maurice est affecté au service de renseignement du 35ème Corps d'Armée. On a à compter de ce moment très peu d'images et d'informations sur ses activités, ce qui est naturel. De lieutenant, il passe capitaine en juillet 1918. On sait qu'il effectue à cette époque beaucoup de vols aériens et, à partir de clichés photographiques, procède à des études très détaillées des lignes de front (les pages consacrées à la guerre de 14-18 - en construction - donnent plus de détails).
Mais en octobre 1918, un mois avant l'armistice, Maurice tombe malade. C'est la fameuse grippe espagnole qui va faire tant de ravages mais dont il va réchapper. N'étant pas démobilisé, il est soigné dans des hôpitaux militaires. Au début du mois de novembre des complications pulmonaires l'envoient de Pondron (Oise) à l'hôpital de Saint-Cloud (dans les locaux de l'Ecole Normale), après un passage par Villers-Cotterets.
Enfin, on sait qu'il est envoyé en convalescence à Cannes, à partir du 27 novembre 1918. la petite famille peut-elle alors un peu s'y retrouver? Il semblerait que oui si les photos si dessous datent bien de ce moment.
Il rejoint le dépôt de Caen le 31 janvier 1919, mais doit être à nouveau hospitalisé dans cette ville. Enfin, il repart en convalescence à Cannes le 21 février 1919. Que le temps doit paraître long à sa famille, et en particulier à Suzanne!
Enfin, mis en congé sans solde le 3 mars 1919, il est "mis à disposition de la Maison Alliot et Rol, 38 rue de Reuilly à Paris, pour la reconstitution de son usine de Bohain (Aisne)". Ces renseignements figurent pour la plupart dans le livret militaire de Maurice dont on trouve les pages numérisées dans le chapitre sur Maurice en 1914-18. Il est mis en congé illimité de démobilisation le 7 avril 1919. Une vraie vie de famille va pouvoir commencer.