Maurice Alliot (1889-1990)
évoque en 1979 quelques souvenirs d’enfance
Transcription littérale de la cassette enregistrée le 12 décembre 1979 à Vanves.
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Je veux faire un essai avec ma petite fille Agnès, c’est le premier essai d’un enregistrement sur cassette, ce n’est pas du tout sûr que nous allons bien réussir, nous verrons bien.
Nous allons parler du voyage à Bohain, cela va beaucoup l’intéresser, elle ne connaît pas Bohain …
Elle connaît bien ce pays de réputation, parce que c’est le pays de nos ancêtres. Mon arrière-grand-père François Alliot est arrivé là tout au début du XIXe siècle, il avait des cousins qui s’appelaient Hennequin, qui ont monté très vite un tissage de grands châles dit « des Indes » à Bohain. C’est mon arrière-grand-père qui en a pris la direction, et c’est mon grand-père Ernest Alliot qui lui a succédé. On y a fait de très jolis châles. Et la guerre de 1866 aux Etats-Unis a interrompu la vente des tapis là-bas, la guerre de 1870 en a interrompu la vente en France. Ces tapis et ces châles avaient été mis à la mode en France par l’impératrice Eugénie, mais à partir de la défaite de 1870, la mode a complètement supprimé tout ce qui avait fait la beauté sous le Troisième Empire. Très rapidement, le tissage de Bohain s’est arrêté, il y a d’ailleurs eu des difficultés financières suite à un arrêt aussi brutal, et mon grand-père et ma grand-mère ont continué à vivre à Bohain dans le respect unanime, mais avec des moyens pécuniaires limités. Il restait cependant encore les restes du château de Fontaine Notre-Dame, les terres qui y étaient attachées, et pendant un certain temps, ma grand-mère a pu encaisser les loyers qui lui ont permis de vivre d’une façon très normale, très convenable, et même d’aider les gens du voisinage. A cette époque-là, en 1896-1900, on n’avait pas encore pris l’habitude d’institutions qui venaient aider les plus défavorisés, et les personnes de Bohain qui avaient quelques moyens donnaient du pain aux plus malheureux, un jour déterminé de la semaine, c’était chacun son tour, et je me rappelle qu’enfant, quand j’allais à Bohain chez ma grand-mère, il y avait un jour où on voyait arriver des personnes devant la porte d’entrée, qui n’avaient pas beaucoup de moyens, et on leur distribuait des grands pains qu’ils appréciaient fortement. Ma grand-mère était d’ailleurs très bonne, assez généreuse selon ses moyens, et à cette époque-là, quittons ce chapitre d’aides, je me rappelle des moments où ma grand-mère m’emmenait dans son grand jardin du Chêne brûlé, qui était à un peu plus d’un kilomètre et demi de chez elle. Il y avait là-bas un grand pré, avec une vache au milieu du pré qui intéressait beaucoup les enfants. Et tout autour, il y avait des petits boqueteaux qui avaient été plantés par mon grand-père, car il espérait pouvoir faire du bois de boulange, des bois qui entrent facilement dans les fours de boulanger et qui permettaient de faire le pain. Cela n’a pas duré longtemps, car on a trouvé d’autres moyens de chauffage chez les boulangers, notamment du chauffage électrique, du chauffage au pétrole ou au fioul, et on n’a plus eu besoin du bois. Est-ce que cela a amélioré la qualité du pain, il est possible que ce ne soit pas vrai, car ces pains qui étaient chauffés avec du bois de bonne qualité devaient avoir un goût plus agréable que ceux qu’on a faits après. Voilà l’histoire du Chêne brûlé. Dernièrement, j’y suis retourné, et j’étais étonné de trouver à la place du pré quelques grands arbres, des résineux qui poussent très vite, et tout autour, tous les petits boqueteaux de bois de boulanger avaient disparu et avaient fait place à des arbres qui étaient devenus assez gros. La petite maison où nous nous réfugions et où nous passions l’après-midi avec grand-mère existait encore, et on avait construit une maison beaucoup plus grande, car le Chêne brûlé est devenu la propriété de la ville de Bohain, pour loger un concierge, et il y avait une grande salle, que j’ai d’ailleurs utilisée quand j’étais président de la caisse d’allocations familiales à Bohain. Aussitôt après la guerre de 39-40, dans cette grande salle, nous avons pu donner à goûter à environ 200 enfants d’un seul coup, et avec la longue table, c’était très amusant de voir tous ces marmots qui n’avaient pas beaucoup à manger à l’époque, car il y avait encore des tickets pour avoir du sucre, de la farine, du pain, et tout ce que l’on peut imaginer. Je suis retourné tout dernièrement au Chêne brûlé, il y a de grands arbres, la grande salle est toujours utilisée pour des mariages, pour des réunions de groupements, de sociétés, on peut toujours y prendre ses aises, du repos, et s’y mettre à l’abri en cas de mauvais temps. Dans cette petite ville de Bohain que je connais bien, j’ai vu beaucoup de choses modifiées depuis mon enfance. Il y a notamment un centre municipal, qui réunit les pompiers, avec la grande sirène d’alerte, et il y a la gendarmerie qui est à côté, les services municipaux, et puis un foyer pour les vieux, et tout cela, ce sont beaucoup de progrès qui viennent aider les populations âgées ou infortunées.
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On parle de musique. La musique, ce sont des mathématiques. Il faut donc penser à la théorie mathématique des sons, c’est un sujet qui avait beaucoup préoccupé M. Lucien Limasset qui avait écrit tout un ouvrage, « La théorie mathématique des sons et de l’harmonie ». Malheureusement, c’était avant la guerre de 14, à Reims, dans les régions occupées par les Allemands, et il n’est pas resté de fascicule, de livre qui traitaient de ce sujet. Toute la provision était à Reims, et elle a été détruite par un incendie. On conçoit très bien qu’on puisse écrire une théorie mathématique des sons, et même de l’harmonie, et à la même époque, il y eut un autre personnage qui a écrit sur un sujet à peu près identique, je crois que c’était un Allemand. Il n’est pas resté d’exemplaire complet du livre édité par Lucien Limasset, un seul était resté, mais malheureusement, il en manquait une partie importante. Pour ses descendants, c’est un souvenir de la valeur et de l’esprit mathématique de leur grand-père, mais pas plus, on ne peut pas tirer de conclusion. Il n’est pas étonnant, après avoir exposé ceci, de rappeler que grand-père Limasset était un musicien remarquable, qu’il transposait facilement les ouvrages de musique et qui les faisait jouer, soit dans le cercle familial, tous ces enfants jouaient d’un instrument différent, soit à l’harmonie municipale de Laon.
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Oh qu’elle était jolie, cette locomotive, avec sa grande cheminée en fer-blanc, toute dorée, avec une ficelle pour la tirer ! Je me suis bien amusé avec cette belle locomotive que j’avais vue un soir en arrivant pour le dîner dans la salle à manger ! Elle était installée sur le buffet, quelle joie ! Et puis il a fallu passer à autre chose. Après cela, j’ai eu un canon qui tirait des petits pois sur des armées de soldats en carton qui se tenaient bien droit sur la table. Un petit pois faisait des ravages dans les rangées de soldats.
« Pimpon, pimpon, pimpon ! », je me précipite à la fenêtre, ce sont les pompiers qui vont passer, on les entend arriver, on les voit passer avec la pompe à vapeur, il fallait mettre du charbon, et il y avait un pompier qui était accroupi, accroché à l’arrière de la voiture en se tenant d’une main, et avec l’autre main, il enfournait du charbon pour que la pression soit suffisante au moment où on arriverait sur le lieu de l’incendie. Nous habitions déjà boulevard Voltaire, il s’est passé un événement considérable quand nous étions là. Un jour, nous avons lu dans les journaux que le dimanche, vers 15 heures, on verrait passer une automobile qui irait de la place de la République à la place de la Nation. Toutes les fenêtres étaient garnies de spectateurs, on avait invité les amis, les parents pour voir passer une automobile, quel phénomène, je rappelle que c’était en 1899. Les choses ont bien changé depuis. Il y avait des tramways tirés par des chevaux qui passaient boulevard Voltaire, et une fois, une grosse voiture de foins était tombée sur la voie des tramways. On se demandait comment continuer à assurer le transport des passagers, mais cela n’a pas été bien difficile : on a mis une cale en bois sous la première roue du tramway, les chevaux ont tiré un bon coup, et le tramway est reparti se promener sur les pavés. Ce n’était pas très dur. On est reparti tranquillement, et le contrôleur qui ramassait le prix des places faisait « Ding ! Ding ! Ding ! » du haut de son tramway pour dire que tout était en ordre au cocher qui conduisait les chevaux. Voilà bien des souvenirs d’autrefois ! Il n’y avait pas d’encombrement dans les rues, il y avait bien quelques fiacres, des petites victorias très simples ; il y avait parfois un peu d’encombrement, bien sûr, et je me rappelle une fois où j’étais dans un tel fiacre avec ma mère, et voilà la tête d’un cheval qui arrive sur nos genoux ! Ma mère en a été terrifiée. Mais tout est rentré dans l’ordre, et chacun est arrivé où il devait arriver.
On se promène sur les grands boulevards le soir après-dîner, et mon père a conduit sa sœur et son épouse dans un café et leur a commandé un thé à l’américaine. On leur a servi un thé excellent et au bout d’un moment, il a fallu s’en aller. Les trois, mon père, son épouse, et sa sœur sont sortis du café et ont pris le trottoir pour aller chercher l’autobus, pardon l’omnibus, il n’y avait pas d’autobus à l’époque. Mon père, tout d’un coup, se dit : « Mais elle va de travers, ma sœur ! » Vite, il va lui offrir son bras. Il regarde sa femme, il se dit : « Mais c’est la même chose ! » Il lui offre son autre bras. Il se dit qu’il ne peut pas rentrer comme ça boulevard Voltaire. « Hep ! », fait-il au cocher d’un fiacre qui passait. Il a mis les deux dans un fiacre avec lui-même, et en route, ils sont rentrés boulevard Voltaire. Méfiez-vous du thé à l’américaine !
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Ma première sortie dans la rue, tout seul, je devais avoir huit ans, nous habitions boulevard Voltaire, et je devais me rendre pour une course boulevard Richard Lenoir. Tout d’un coup, on entend : « Pimpon, pimpon, pimpon », des voitures de pompiers tirées par des chevaux et qui arrivaient de plusieurs directions. Il y avait un énorme incendie pas très loin de chez nous. C’était ma première sortie, il y avait tous les gens qui couraient. Que faire ? Il était aux environs d’une heure trente, l’après-midi, et c’était la rentrée des ouvriers dans l’usine de mon père ; mon père se rend en hâte pour les voir, et il les lance tous à la recherche de son petit garçon qui sortait tout seul pour la première fois. On me connaissait bien à l’usine, j’y allais souvent, j’allais voir les machines qui tournaient, c’était fort intéressant. Et puis un membre du personnel dit à mon père : « Ce n’est pas la peine qu’on aille se promener comme ça dans tout le quartier, on va sûrement le trouver chez ses grands-parents, rue Renaud. » Et lui-même se précipite et se rend chez ma grand-mère et me trouve tranquillement installé, non pas devant une tasse de café, mais dans l’attente d’un morceau de sucre, d’un canard. J’étais très content, et on a pu rassurer mes parents que je n’étais pas perdu dans la foule, que j’étais bien tranquillement installé chez grand-père et grand-mère. Il faut penser que les enfants ont souvent des réactions comme celle-là, ils ne s’affolent pas tellement parce qu’il y a des foules qui se transportent avec vigueur, rapidité, avec curiosité dans les rues pour voir ce qui se passe. Voilà, ma première sortie, c’était très simple. Et ça c’est fini très bien. Jusque-là, j’avais bien traversé le boulevard Voltaire, quand on m’envoyait chez le boulanger en face pour revenir avec un paquet de biscuits. C’est très bon les biscuits.
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Ces souvenirs que j’ai à raconter se rapportent au boulevard Voltaire et aussi à la rue Renaud, où habitaient mes grands-parents. Rue Renaud, on connaissait beaucoup de monde dans la maison. Notamment une dame, deux dames plutôt, Mme Boucher et Mme Monin, qui était la mère de la précédente. Nous étions accueillis, ma sœur et moi, avec beaucoup d’amitié, on y allait de temps en temps parce que Mme Monin avait une armoire à glace, et dans l’armoire, il y avait toujours des paquets de bonbons au chocolat. Alors on allait se planter devant l’armoire et elle comprenait très bien ce que cela voulait dire. Ces dames n’étaient pas tout à fait des étrangères, par la suite, on l’a bien vu, car M. Monin fabriquait de petites machines à vapeur. Son gendre avait pris la succession, il s’appelait M. Boucher, et c’était un camarade de promotion de mon père à l’Ecole Centrale. Ils habitaient l’un auprès de l’autre, et on se voyait beaucoup. Plus tard, nous avons passé d’excellentes vacances au Tréport, en allant chez M. et Mme Boucher. Il y avait là deux enfants, un garçon de mon âge et une fille appelée Alice. Le garçon, Robert, a fini tristement car un beau jour, il a voulu courir après un omnibus et monter en marche. Il a raté son affaire, il est tombé sur la chaussée, s’est fracturé le crâne. Il est mort 48 heures plus tard, sans avoir repris connaissance. Quant à Alice, elle s’est mariée, elle a eu des enfants et je les rencontre encore quand je vais à Robion chez mes enfants, et que l’on se rend dans les environs du Lubéron, où elle a pris sa retraite. Elle aime beaucoup ce climat méditerranéen, pas trop chaud, près de la montagne. Presque tous les ans, je vais lui rendre visite à l’occasion de mes séjours chez Bernard et Simone. Voilà.
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Mon père, ingénieur de l’Ecole Centrale, arts et manufactures, avait une usine rue Saint-Ambroise où l’on fabriquait des fils isolés pour l’électricité, et un peu plus tard des câbles pour les transports électriques. Je m’intéressais toujours beaucoup à tout le matériel employé, cela m’amusait, de même que j’étais toujours planté, à un moment donné, devant le moteur à gaz qui faisait tourner cette petite usine. Enfin, on pouvait peut-être espérer que moi aussi je deviendrais un ingénieur, et que j’aurais des machines. Le métier m’est bien rentré dans la peau à ce moment-là, je me rappelle qu’une fois, mon père avait commandé une très jolie petite câbleuse, qui n’était pas encore installée lorsque je l’ai vue pour la première fois, mais on pouvait déjà la faire tourner un petit peu en appuyant vigoureusement avec le bras sur une des arêtes transversales de cette petite câbleuse. Je n’ai pas manqué, évidemment, par curiosité, de la faire tourner, mais comme je n’étais pas très grand, il fallait bien que je me penche sur la machine. J’ai appuyé avec les deux bras, et bing ! On m’a retrouvé par terre, sans connaissance.J’avais penché la tête, et un des tirants de la câbleuse était venu me frapper vigoureusement sur le front. C’est comme cela que le métier rentre dans la peau.
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Mon père s’était associé avec son beau-frère Rol, parce que ses affaires s’étaient développées et il n’était plus capable de les mener seul. Mon oncle Rol, qui était pharmacien à Laon, a donc quitté ce métier et est venu à Paris pour aider mon père. Un beau jour, il est allé pour je ne sais quelle raison du côté de la place Daumesnil, et il est revenu en descendant la rue de Reuilly. Il a vu en passant vers le numéro 40 une grande affiche qui exposait que les bâtiments et l’usine qui étaient en face, au 38 de la rue de Reuilly, allaient être vendus par adjudication le lendemain. Quand il est rentré auprès de mon père, il lui en a fait part, ils se sont regardés, ils étaient à l’étroit rue Saint-Ambroise, et mon père a décidé d’essayer de prendre part à l’adjudication. C’est ce qui a eu lieu, et il a acheté tous les bâtiments, le terrain, l’usine du 38 de la rue de Reuilly où j’ai passé de bien nombreuses années. Cela a été, de la part de mon père, une décision prise en grande hâte, et il n’a pas eu de difficultés considérables pour payer l’ensemble qui était énormément plus important que ce qui existait rue Saint-Ambroise. On trouve ainsi des choses inattendues, et j’ai passé pas mal d’années de ma jeunesse dans le pavillon d’habitation qui ne donnait pas sur la rue de Reuilly, mais des fenêtres de ma chambre on voyait sur le côté et par-dessus les grilles de l’usine la rue de Reuilly et les voitures qui passaient. De temps en temps, on entendait une grande fanfare militaire qui arrivait d’assez loin, je me précipitais naturellement à la fenêtre de ma chambre, quand on a neuf ou dix ans, on est extrêmement intéressé par ce genre de choses, et on voyait les militaires de la caserne de Reuilly qui s’en allaient faire une marche dans le bois de Vincennes, fanfare en avant, et pour terminer la colonne, une voiture tirée par un cheval : c’était la voiture de la cantinière. Elle acceptait dans sa voiture les malheureux qui, pour une raison ou pour une autre, ne pouvaient pas suivre la marche, et surtout elle vendait des boissons désaltérantes quand on arrivait à la fin de l’étape. Que de fois j’ai vu passer les militaires rue de Reuilly ! En face de la grille de l’usine de mon père, il y avait un grand bâtiment d’école. C’était l’école Boulle, c’est là où l’on instruisait toutes sortes de jeunes gens venus de différentes écoles de France. C’était une école où on apprenait à fabriquer des meubles, de l’ébénisterie de très bonne qualité. Les jeunes gens qui sortaient de l’école Boulle étaient ensuite rapidement chefs de fabrication ou entrepreneurs dans des fabriques de meubles. Que dirais-je encore ? Qu’il y avait des quantités d’artisans dans la cour Saint-Éloi où se trouvait l’école en question, également dans la rue de Reuilly, et presque tous s’occupaient d’ébénisterie, comme d’ailleurs dans le faubourg Saint-Antoine, qui était à l’origine de ces industries. Un peu plus haut dans la rue de Reuilly, il y avait un autre artisan très intéressant, c’était un sculpteur sur ivoire, et j’ai vu chez lui fabriquer des quantités de Christ, de statues de la Vierge, et il avait beaucoup de talent. Quand on cherchait dans toutes ces maisons du faubourg Saint-Antoine, on trouvait des gens fort habiles et qui faisaient de très jolies choses. C’est seulement beaucoup plus tard qu’est apparue l’industrie parisienne, beaucoup plus tard que les gens auxquels je fais allusion et qui travaillaient déjà au moment de la Révolution française dans le faubourg Saint-Antoine. Beaucoup plus tard est arrivée l’ère industrielle, de petites usines se sont installées dans le 11e arrondissement et dans le 18e arrondissement à Paris. C’est ainsi que mon père s’est installé rue Saint-Ambroise. Ce n’était pas très loin de la demeure de mes grands-parents rue Renaud, et mon grand-père avait son bureau dont la fenêtre donnait sur le square Parmentier, où je suis allé jouer bien souvent lorsque j’étais enfant. On faisait même des explorations, parce que sur tout un côté du square, il y avait de grands arbres et une petite allée qui séparait la rangée des grands arbres de la grille du parc. Mais pour nous, c’était vraiment une région inconnue et on allait faire des découvertes dans ces coins-là.
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Je viens de parler de cette allée bordée par de grands arbres et puis la grille du square, et pour nous c’était exactement comme si nous allions faire des explorations. C’étaient des pays inconnus, et quand on a six ou sept ans, on trouve facilement des pays inconnus.
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J’ai parlé de la rue Renaud où habitaient mes grands-parents, et notamment mon grand-père Louis Verstraet, qui avait son bureau avec une fenêtre et une cheminée, et sur la cheminée, il y avait toujours des quantités de fossiles, de minerais auxquels il s’intéressait. C’était d’ailleurs un homme instruit et très entreprenant, il a passé la fin de sa vie à faire de grands voyages en France pour que l’on puisse créer un canal des deux mers qui aurait relié l’océan Atlantique et la mer Méditerranée. Il s’est donné pour cela énormément de mal, il s’est ruiné et il y a dépensé toute la fortune qu’il avait gagnée dans l’industrie du caoutchouc, mais le canal des deux mers ne s’est jamais fait. C’est peut-être une chose heureuse, car les moyens de transport se sont développés avec rapidité et on a eu beaucoup plus de trains, de lignes de chemin de fer. On a vu apparaître les autocars, le tonnage des bateaux marchands a augmenté considérablement, et si on avait fait le canal des deux mers, il aurait été hors d’usage extrêmement vite. C’est donc une idée qui n’a pas eu de suite, probablement cela a-t-il été heureux pour mon grand-père. Il était d’un esprit très curieux, et il était très en rapport avec la famille Menier, les fabricants de chocolat. Un jour, Émile Menier lui dit : « Mais Verstraet, je vais vous envoyer en Allemagne, je vous paierai le séjour, je voudrais que vous étudiiez une matière que l’on appelle le caoutchouc. Il paraît que dans le sud de l’Amérique, des indigènes font des balles avec le latex qui vient de l’hévéa, ils jouent à la balle, les balles rebondissent, et il est vraisemblable que nous pourrons tirer un bon parti de cette nouvelle matière première, les Allemands ont d’ailleurs déjà commencé. » Effectivement, mon grand-père a dirigé une usine de caoutchouc, et on a fait là des tuyaux, des bandes, des bandes de roulements, toutes sortes d’objets, mais on n’a pas fait de pneumatiques parce qu’on n’avait pas lieu de se préoccuper de cela, l’automobile n’était pas née. On a vu la première automobile plus tard, on a vu dans les journaux quand nous habitions boulevard Voltaire que dans quinze jours, on verrait passer une auto, mais je crois que je l’ai déjà raconté, qui irait de la place de la Nation à la place Voltaire.