La maladie et la mort de Joseph
"un retour au pays pour se soigner, et la mort parmi les siens, ceux du Tonkin"
Peu après que les parents de Joseph Theurel, entourés de tous les leurs, hormis le missionnaire et la sœur Onésime, eurent célébré, en septembre 1859, les cinquante ans de leur mariage, le père était mort après de longues souffrances. Sa veuve continua à vivre au presbytère de Theuley. Elle avait coutume tous les jours d’aller prier au pied d’une croix érigée non loin du presbytère. Elle priait pour sa famille, pour les chrétiens persécutés et pour son fils, là-bas, qu’elle savait malade. "Peut-être le reverrez-vous encore ! lui disait-on". « Oh non… répondait-elle, nous ne voulons nous revoir qu’en paradis ! ». Elle s’éteignit le 7 juillet 1865. Son fils était alors en route.
Trente jours après, Joseph débarquait à Marseille. En mettant le pied sur le sol français, sa première pensée fut pour sa mère. "J’ai déjà fait bien des sacrifices, disait-il, mais je n’aurai pas le courage de passer à quinze lieues de ma bonne vieille mère sans aller l’embrasser."
Depuis Dijon, il prit donc le chemin de Theuley et voulut en passant visiter un de ses frères, instituteur à Champvans, près de Gray. Il s’arrêta pour commencer chez le curé du village qui raconte:
"Je me promenais dans ma cour, écrit-il, quand j'entendis, le 8 août au soir, une voiture s'arrêter devant ma porte. Sans autre avertissement j'allai ouvrir, et je me trouvai en présence de deux ecclésiastiques dont l'un portait la barbe longue. - «Vous êtes M. le curé de Champvans, me dit celui-ci. - Oui, Monsieur, lui répondis-je; entrez, je vous prie. - Vous ne me connaissez pas? ... (...) Je suis le frère de votre instituteur ... le missionnaire. - Ah! Monseigneur, je vous connais maintenant ... Je suis d'autant plus surpris de vous voir, qu'après la mort de madame votre mère vous aviez annoncé votre résolution de ne pas venir en France ... Ma mère est morte!!! Mais, Monseigneur, l'ignoriez-vous? - Mais oui, je l'ignorais; je me détourne de la route de Paris, où je suis attendu, pour la voir, et je ne la retrouverai pas!
Chancelant sous le poids de l'émotion et de la maladie, l'évêque court s'asseoir à la salle à manger. Son catéchiste le suit, et je reste seul, profondément affligé d'avoir appris, sans le vouloir, une aussi triste nouvelle à un bon fils. Après quelques moments ..., je vais prendre un siége près du prélat et lui fais mes excuses: - Monseigneur, lui dis-je, je demande pardon à Votre Grandeur de lui avoir annoncé d'une manière aussi brusque ce que je croyais connu d'elle depuis longtemps. - Non, mon cher ami, me répond Monseigneur en me prenant les mains avec bonté, je n'avais pas connaissance de ce que vous m'avez dit; toutefois tranquillisez-vous, car je devais nécessairement recevoir ce coup terrible; maintenant, mon sacrifice est fait, ne vous tourmentez pas. - Et à partir de ce moment, Monseigneur reprit son humeur ordinaire; il revit son frère, et la soirée se passa dans la plus douce gaieté".
Après avoir prié sur là tombe de sa mère, l'évêque d'Acanthe se dirigea vers Paris en compagnie de son frère le curé de Theuley. Les médecins le considéraient comme perdu, et sa sœur d'Écouen avoue qu'elle pleura quand elle le vit si pâle et si éprouvé par la maladie, car chacun était d'avis qu'il ne pourrait aller bien loin. On décida cependant qu'il irait prendre les eaux de Plombières, et il dut partir immédiatement, parce que la saison était avancée. Une de ses sœurs et son frère le curé l'ac¬compagnèrent à Plombières, car on craignait à chaque instant de le voir mourir, et on ne voulait point le confier à des mains étrangères. Sa saison dura jusqu’au 16 septembre, et il put écrire avec vérité : « J’ai pris les eaux, et le Bon Dieu m’a guéri ! »
Puis ce fut une convalescence de 2 mois chez son frère de Theuley, qu’il employa à se reposer tout en assistant son frère et en visitant les malades. Puis, quand il en eut la force, il visita ses amis Franc-comtois, au séminaire de Luxeuil, d’abord, où il retrouva le même directeur et quelques condisciples devenus eux-mêmes professeurs. D’autres occupaient des cures dans la Haute-Saône, et il leur rendit visite. A la fin du mois de décembre, il se dirige vers Paris, où il va s’occuper pendant tout le mois de janvier des intérêts de sa mission du Tonkin.
Le 2 février 1866, nous le trouvons à Saint-Loup-sur-Thouet, au diocèse de Poitiers. Il préside la cérémonie anniversaire du martyre de son bien-aimé Théophane Vénard, dont le corps, expédié par ses soins, vient d’arriver en France.
Joseph part pour Rome le 22 février, accompagné de son frère de Theuley et d’un abbé qui lui prodigue les soins qui lui sont malgré tout encore nécessaires. Pie IX, qui s’attache beaucoup aux missions étrangères, va lui accorder deux audiences et des faveurs pour les chrétiens des missions. Au retour, Joseph et son frère s’arrêtent pour faire retraite pendant 6 jours à la grande Chartreuse. Joseph y trouve tant de bonheur qu’il forme à ce moment le projet, dont il reparlera plusieurs fois, de terminer là ses jours « Ce sera probablement vers 1890 » dit-il alors. De Grenoble, il passe à Besançon, où il retrouve des amis. Son séjour en Franche-Comté dure jusqu’au 14 mai. Il s’arrête là où il a parents et amis, à Champvans, à Laitre, à Igny, à Vesoul. Le 15 mai, il repart pour Paris où l’attendent de nombreux courriers du Tonkin où l’on a appris son rétablissement et où l’on attend son retour.
Le 14 juin au soir, il présidait au départ de cinq jeunes prêtres qui devaient l’accompagner en Orient. La joie extraordinaire qu’il témoignait de retourner à son poste frappa tous les assistants.
« Le médecin qui m’avait cru flambé, l’année dernière, écrivait-il gaiement depuis Alexandrie d’Egypte, a déclaré que je n’avais plus de mal. Nous avons eu très-beau temps pour venir jusqu’ici ; mes confrères ont quelque peu le mal de mer, il m’a épargné et je me porte admirablement. Je compte être à Singapore vers le 26 juillet. »
Le jour même où son coadjuteur arrivait à Singapore, le vénérable Vicaire Apostolique du Tong-King Occidental, Mgr Jeantet, rendait son âme à Dieu. Il avait 73 ans.
Aussitôt qu’il fut arrivé à Hong-Kong, où il apprit la nouvelle de cette mort, l’évêque d’Acanthe prit des mesures énergiques pour rentrer le plus promptement possible dans la mission qu’il était impatient de revoir. « Je suis allé à Macao, écrit-il, pour y chercher une jonque qui me porte avec mes sept compagnons […] voilà qu’elle part le 21. Nous quittons Hong-Kong demain, et après demain nous voguons vers le Tong-King. Je vais parfaitement, je ne me sens pas de joie. […] »
La joie de ceux qui l’attendaient n’était pas moins grande, mais se fit beaucoup plus tapageuse : On préparait les grosses caisses, on fabriquait des pétards, on achetait des fusées, les musiciens préparaient leurs plus beaux morceaux pour faire un vacarme en rapport avec la solennité de la circonstance. Quand, après quatre semaines de navigation, l’évêque débarqua, il fut assourdi par le bruit des tambours et les détonations des pièces d’artifice. […] Le premier acte que dut faire l’évêque fut un acte d’autorité. Craignant avec raison d’irriter les lettrés et de froisser les mandarins, il défendit, en mettant pied à terre, de continuer ces manifestations et envoya des courriers en avant pour les interdire. […] Il y avait cinq ou six étapes à faire pour gagner la résidence épiscopale. Rien n’était risible comme de voir la mine piteuse de ces gens chargés de grosses caisses, de tam-tams, de pétards et de fusées, et ne pouvant s’en servir à cause de la défense. Ils s’en dédommageaient en poussant des cris de joie… […] Pour rendre la marche plus solennelle, ils avaient imaginé d'offrir à leur pasteur une véritable rareté, en lui fournissant un cheval. Malheureusement ce coursier était aussi rétif et capricieux qu'il était beau. Dans une lettre intime, l'évêque raconte ses mésaventures en ces termes: « Vous verrez sans doute imprimées quelque part les magnificences de ma réception; mais ce qu'on n'aura garde de dire, c'est que mon coursier capricieux et mal sellé m'emporta à travers champs, puis sous des portes où je faillis me rompre la tête. Je cassai les deux étriers, mais je tins bon, et n'eus pas la moindre égratignure. Une autre fois, cavalier et monture furent obligés de s'arrêter brusquement devant un obstacle subit, et, au grand étonnement de tout le monde, ni l'homme, ni la bête n'eurent de mal.»
Ce fut en chevauchant ainsi au milieu de ses chrétiens en liesse, que l'évêque d'Acanthe arriva au collège de Ké-Non. Presque tous les missionnaires se trouvaient réunis pour le recevoir et rendre leur obédience. […] il indiqua à ses prêtres la voie qu’il comptait suivre et les travaux qu’il voulait entreprendre pour relever les ruines de la mission.
Mgr Theurel se trouvait être alors le plus ancien missionnaire du Tong-King occidental […] Après s'être fait rendre un compte détaillé de l’état de la mission, des efforts faits pendant son absence relever les ruines, et des obstacles rencontrés, il résolut de tout voir par lui-même et de faire une visite générale et approfondie de toutes les chrétientés soumises à sa juridiction. […].
Sur la carte ci-dessous (Carte du Tonkin – Atlas classique 1910), on peut suivre grossièrement ce voyage dans les provinces méridionales, dont Joseph Theurel raconte quelques épisodes, complétés par J. Morey.
« J’entrai donc hardiment dans la province de Ninh-Binh, le 7 mars 1867, avec M. Puginier, un de mes provicaires, et je commençai par la paroisse de Bach-Bat » Instruire enfants et adultes, confesser, prêcher dans les 27 chrétientés constituant cette paroisse, « pendant vingt-quatre jours de rudes mais consolantes fatigues », mais aussi de tâches plus inattendues, comme celle-ci : « Ce n’était pas assez que nous fussions les dispensateurs des eaux de la grâce qui rejaillissent jusqu’à la vie éternelle, la population, privée d’eau, supposait que nous devions être de savants hydrographes, et nous pria de lui indiquer les endroits où elle pouvait creuser des puits. En recueillant les quelques notions que nous avions apportées d’Europe, nous fûmes assez heureux pour désigner deux endroits où des citernes, creusées à trois mètres de profondeur, fournirent une eau abondante. […] »
« Nous arrivions pour les fêtes de Pâques à Phat-Diem. Cette paroisse, desservie par un curé et deux vicaires, n’a pas moins de huit mille chrétiens. Nous y étions cinq missionnaires pour célébrer la semaine sainte. Le temps était à l’orage, c’était le moment où l’amiral français faisait auprès du roi des instances pour obtenir par transaction les trois provinces qu’il dût prendre de vive force plus tard. Le gouvernement annamite inclinait à une rupture avec la France, et à une nouvelle persécution contre la religion chrétienne. Toutefois, après avoir fait sonder le premier mandarin de la province, je compris que nous pouvions sans imprudence déployer la pompe des cérémonies […] »
De Phat-Diem, je passai, le 30 avril, dans la province de Thanh-Hoa, avec MM. Puginier et Schorung. Quoique plus étendue, cette province compte moins de chrétiens que celle de Ninh-Binh." [...]
« Thanh-Hoa est un pays varié, pittoresque, bien plus agréable que les plaines monotones du Tong-King extérieur. Un grand nombre de rivières l'arrosent, notamment les deux fleuves de Song Ma et de Song Su, par lesquels on peut remonter en quinze jours du côté de l'ouest jusqu'au pays des Laociens (écrit tel quel à l’époque de l’ouvrage de J. Morey), peuplades qui ont des langues à elles propres et sont indépendantes du roi d'Annam. Plusieurs chaînes de montagnes, dont la traversée ne demande pas moins de six journées de marche, séparent les Laociens de la partie basse de Thanh-Hoa. Une ou deux fois par an, ils descendent sur de petits radeaux, apportant de la cire et des étoffes de soie bariolées autant que grossières. Après avoir tout vendu, y compris le radeau, ils s'en retournent à pied et emportent du poisson sec, du sel et d'autres provisions. Thanh-Hoa ne manque pas de terres cultivables, mais cette province vit moins de l'agriculture que du commerce de ses bois et surtout de ses bois de fer. On plante de superbes bois d'aréquiers dans la partie nord-ouest, qui fournit aussi du maïs en grande quantité. L'ivoire n'y est pas rare. Les éléphants et les tigres n'y sont que trop communs. La production spéciale de la province est une espèce de cannelle réservée au roi. Cette cannelle, très-précieuse et très-recherchée en médecine, se vend quelquefois - par contrebande bien entendu - jusqu'à 100 francs l'once. Ce pays a l'honneur d'avoir été le berceau de la dynastie régnante et le siége du gouvernement de deux ou trois autres dynasties moins célèbres, dont la mémoire est presque effacée dans l'histoire locale. » [...] « Nous étions à la fête de l’Ascension. Je continuai ma visite pastorale parmi les autres chrétientés de la province jusqu’à la fin de juillet, voyageant tantôt en barque sur les fleuves ou sur la mer, tantôt à pieds, toujours accueilli avec bonheur par nos néophytes, souvent favorisé de la visite des mandarins, quelquefois invité par les infidèles, quelquefois aussi tracassé par les officiers militaires préposés à la garde des côtes et des villes, qui n’avaient pas ordre de nous laisser passer." […]
Les missionnaires essaient, autant qu’ils le peuvent, de soulager les villages des traces et effets que les persécutions ont laissées. Traces psychologiques profondes laissées par la traque et la peur, dont beaucoup ne parviennent plus à se défaire, séquelles de mauvais traitements, mais aussi conséquences administratives des persécutions. Ils essaient ainsi d’intervenir, mais en vain, pour que soient diminuées les lourdes charges pesant sur les chrétiens de certains villages.
« Les chrétiens, par suite des recensements faits à l’époque de leur dispersion chez les païens en 1861, ont été presque tous inscrits au catalogue du roi (…) qui fixe la proportion des charges. Il en résulte que nos néophytes, dont le nombre a été diminué de près d’un tiers par la mort, supportent néanmoins aujourd’hui des contributions plus que doubles de celles d’autrefois » … « Par ces motifs et pour quelques autres affaires de détail, je souhaitais de voir les grands mandarins de la province (…) Ils s’y refusèrent tous sous divers prétexte, mais en réalité c’était surtout par crainte de se compromettre. Ils avaient peur des lettrés (ceux qui possèdent le savoir, hauts fonctionnaires et enseignants dont les mandarins redoutent qu’ils compromettent leur pouvoir et leur influence) dont la haine pour les chrétiens était aussi manifeste que mal contenue depuis le traité de paix […]. »
« Le 2 août, nous rentrions dans notre communauté de Ninh-Phu. »
Pour la nouvelle mission, l’évêque d’Acanthe fonde à Phuc-Nhac un collège nouveau, destiné à recevoir une soixantaine d’élèves, répartis en 3 classes, et issus exclusivement de ces deux provinces méridionales qu’il vient de parcourir. Il sera dirigé par M. Puginier. Il réorganise dans le même temps les collèges du reste de la mission que les persécutions avaient contraints d’être dispersés.
Avant la fin de l’année 1867, il visite encore la province de Nam-Dinh, plus septentrionale, où la persécution avait été la plus furieuse. Il y est relativement bien accueilli, des mandarins se déplacent même pour le saluer. Il passe librement au Tonkin central où sont établies les missions espagnoles, pour assister au sacre de Mgr Riano, coadjuteur de cette mission, et revenir à son collège de Hoang-Nguyen.
Tout s’organise peu à peu comme il l’avait souhaité. Le moment est venu de se doter lui-même d’un coadjuteur. Il choisit M. Puginier, supérieur du collège de Phuc-Nhac et s’attache à donner à ce sacre tout l’éclat possible. « Ainsi fut déversé sur le sacre de Mgr Puginier, évêque de Mauricastre, mon coadjuteur, toute la solennité qu’on avait économisée sur le mien, il y a neuf ans. »
La relative tranquillité dont jouissent les missions ne devait pas durer très longtemps. Le 18 février 1868, Joseph écrit aux directeurs des Missions Etrangères :
« Je vous ai déjà parlé du peu de sympathie des lettrés du Tong-King pour l'alliance française et la liberté de religion. Depuis l'occupation des trois provinces en Basse Cochinchine, la fermentation parmi eux n'a fait qu'augmenter. Dans les provinces de Nam-Dinh, Ninh-Binh et quelques autres, sous prétexte de se préparer à une résistance énergique en cas d'invasion française au Tong-King, on s'est avisé d'établir une milice mobile qui a été placée sous la direction de mandarins en retraite. A Nam-Dinh, cette milice forme quatre régiments, et a pour général un mandarin lettré, cassé depuis longtemps, je ne sais pour quel délit, mais dont l'autorité est très-grande, parce qu'il a eu pour élèves presque tous les bacheliers et licenciés de la province, voire même un bon nombre des mandarins actuellement en place. […] La milice en question n'a jamais eu l'autorisation du gouvernement, bien que les mandarins de la province aient, moyennant finance, délivré des brevets aux chefs; et même, quand on en a eu connaissance à la capitale, ordre a été donné de dissoudre cette milice, plusieurs mandarins me l'ont affirmé; mais cet ordre, comme bien d'antres, n'a jamais été exécuté. Or, comme on l'avait craint dès le commencement, les lettrés se sont servis de ces bandes de mauvais sujets contre nous et contre les chrétiens. Tandis que j'étais dans la province de Nam-Dinh, en décembre dernier, ils avaient déjà comploté de venir nous y attaquer, et deux fois ils s'étaient assemblés tout près de nous pour en venir à l'exécution, mais ils eurent peur de n'être pas les plus forts. Deux jours après notre départ, c'est-à-dire le 14 janvier, s'étant renforcés de quelques compagnies de brigands de profession, ils tombent sur le village de Ké-Trinh au milieu de la nuit, pillent d'abord et brûlent ensuite l'église et la Maison de Dieu, le couvent des religieuses et trente maisons de chrétiens. Le village comptait environ 400 chrétiens mêlés à un nombre à peu près égal de païens. Ceux-ci ne prirent point de part à la résistance, qui fut assez faible. Pourtant, les chrétiens, dont plusieurs furent blessés, firent deux prisonniers, parmi lesquels se trouvait un bachelier; ils le livrèrent immédiatement aux grands mandarins, selon l'usage du pays. Les mandarins, pour ne point sortir de la légalité, durent écrouer les deux délinquants. De suite, toute la gent lettrée réclame leur élargissement, qui n'est point accordé. Le village ravagé présente un placet pour demander justice et réparation des dommages. J'écris moi-même trois lettres successives aux grands mandarins, pour les prier de traiter cette affaire suivant la loi, les avertissant que, s'ils agissent mollement, ils verront bientôt de nouveaux désastres. On me fait répondre d'être tranquille, et on informe, dit-on, la capitale. Mais sous prétexte d'attendre ces ordres supérieurs, qui, jusqu'à ce jour, ne sont point encore arrivés, les mandarins se tiennent les bras croisés, et, malgré les dépositions des deux prisonniers, ils ne font point arrêter les chefs du complot. Pendant ce temps, les têtes se montent, les lettrés flanqués de brigands tiennent la campagne comme des rebelles, pillent, brûlent, saccagent l'une après l'autre une douzaine de chrétientés, toutes sur la partie de Nam-Dinh qui appartient à notre mission.
En d'autres villages, les païens, craignant d'être pillés et incendiés par concomitance, comme cela leur est du reste arrivé, prennent un remède héroïque et pire que le mal, ils rasent les maisons des chrétiens et en chassent les habitants loin d'eux. Ainsi, nous avons à l'heure qu'il est environ quatre mille chrétiens sans feu ni lieu, plus misérables que des mendiants, puisque, loin de leur faire l'aumône et de les abriter, les païens les repoussent comme on ferait d'un charbon brûlant. J'ai déjà donné ordre de distribuer à chaque famille environ dix francs. Mais, quoique cette aumône en masse doive faire à notre bourse un vide considérable, elle ne conduira cependant pas loin tant de malheureux, surtout en une saison où les vivres sont d'une extrême cherté. Or, il y a encore quatre mois avant la moisson, et ceux qui ont perdu tous leurs meubles ne sont pas sûrs de recueillir le riz qu'ils ont planté, car en plusieurs endroits, les païens se sont déjà partagés leurs champs.
« Tandis que les lettrés et les brigands prennent hardiment l'attitude de rebelles, les mandarins restent dans la plus complète inaction. Est-ce complicité ou faiblesse? Nous n'en savons pas le fin mot, mais nous pensons qu'il y a de l'une et de l'autre. Néanmoins, voyant les proportions effrayantes que prenait le mal, le préfet de Nam-Dinh a convoqué ces jours derniers les chefs des lettrés, les a exhortés à cesser leurs ravages, ou du moins à les suspendre, jusqu'à ce que l'on voie l'esprit et les intentions du roi, dans la manière dont aura été traitée l'affaire de Ké-Trinh. Et depuis une semaine, les scènes de pillage et d'incendie ont en effet diminué. Mais toutes les chrétientés qui nous restent sur le territoire de Nam-Dinh, et qui, en dehors des pays ruinés, comptent environ treize mille âmes, sont encore à la merci de quiconque voudra leur nuire. Elles s'attendent à subir tôt ou tard le même sort que les premières. Les lettrés formulent ainsi leurs prétentions: Mort aux Européens, mort aux prêtres indigènes, destruction de la religion chrétienne. Quand ils rasent un village, ils insultent à la population, en disant: Où sont donc ces Français vos protecteurs, qu'ils ne viennent point à votre secours? Ils font comme un méchant gamin qui battrait un petit enfant, en se moquant de l'absence de son père.»
Le résultat de ce soulèvement fut de rendre la province de Nam-Dinh inabordable pour les Européens, et, par prudence, Mgr Theurel envoya ses missionnaires dans les provinces du Nord, qui étaient moins agitées, parce qu'elles n'avaient pas cette milice ou garde nationale mobile, qui, dans tous les pays et tous les temps, a été une cause de désordre et de trouble. Du reste, les mandarins qui com¬mandaient dans ces provinces, ayant vu les excès des lettrés de Nam-Dinh, ne furent pas d'humeur à permettre des scènes semblables dans les territoires soumis à leur juridiction.
«Que va faire le gouvernement annamite en face des choses qui viennent de se passer et de l'attitude prise par les lettrés? Nous n'espérons pas de lui une répression vigoureuse et une justice impartiale, car lui-même doit compter avec les factieux, des rangs desquels il tire tous les mandarins civils. Si nous obtenons quelque satisfaction et réparation des dommages, même très-inégale, avec un peu de garantie pour l'avenir, nous serons très-heureux. Quant à l'intervention française, elle ne pourrait en ce moment, nous le craignons du moins, qu’envenimer la haine et aggraver notre position.»
Vers cette époque, le gouvernement de Hué édicta une ordonnance très-sévère au sujet des Européens dans le pays. Ils devaient, non seulement présenter leurs passe-ports à toute réquisition, mais encore faire toujours connaître en quelle localité ils se trouvaient. Les officiers de tout grade mirent un grand zèle à la faire exécuter, parce que leur négligence était menacée de peines rigoureuses. L'évêque d'Acanthe se trouva dans une grande perplexité. Il fallait, ou se soumettre à ces ennuyeuses formalités et faire connaître tous ses missionnaires, ou se cacher, avec le risque de ne plus faire le bien. Mgr Theurel adopta le premier parti, en se réservant de crier le sauve-qui-peut à tous les siens, dans le cas où le gouvernement abuserait des renseignements fournis, pour entraver les œuvres de la mission. "Combien il est difficile d'avoir en ce monde un peu de tranquillité!" écrit-il alors. […] "Nous marchions si bien! Notre barque voguait si gaiement! Notre clergé était presque revenu à son ancien chiffre, nos établissements rétablis sur un meilleur pied que jamais, nos chrétiens dégagés peu à peu des superstitions, bon nombre de païens assez disposés à recevoir l'Évangile, tout nous souriait pour l'avenir. Et voilà qu'un orage jette la terreur dans le troupeau, arrête l'élan imprimé et paralyse notre activité!"
Fidèle à sa mission, qui était de réparer les ruines après avoir vaillamment combattu sur la brèche et de restaurer d'une main tandis qu’il combattait de l'autre, Mgr Theurel avait voulu rendre un hommage mérité à la chrétienté de Ké-Vinh, centre du vicariat pendant près de cent années, et détruite de fond en comble en haine de la religion. Le dévouement de ce noble village, qui avait fourni de nombreux martyrs à l'Église annamite, méritait une récompense. Ses maisons avaient été rasées en 1858, les païens s'étaient partagé le territoire, et les habitants expulsés violemment erraient depuis près de dix ans à travers la province. Après avoir vainement travaillé à obtenir leur réintégration de la part des autorités du Tong-King, l'évêque d'Acanthe envoya plaider dans la capitale même la cause de ces généreux confesseurs. Grâce à l'appui que lui prêta Mgr Sohier qui se trouvait à Hué, grâce aussi à une dépense de cinq ou six mille francs, il obtint un décret royal autorisant le village à se rétablir et à racheter son territoire, autrefois vendu au profit du trésor.
On se demande comment avec les trente ou trente-cinq mille francs que la Propagation de la foi lui allouait chaque année, l'évêque pouvait faire face à tant de dépenses. Il en donne le secret en faisant remarquer que chaque missionnaire abandonne son viatique à la communauté.
"Sans cela, dit-il, nous serions en faillite depuis longtemps. L'été dernier, cinq typhons ont dévasté nos provinces et fait périr bien du monde. Cet hiver, la haine féroce des lettrés ruine complètement des milliers de chrétiens qui ne peuvent attendre l'aumône que de nous. Le personnel du nouveau collège fondé à Phuc-Nhac en vue du futur vicariat atteint la centaine; il nous a coûté 1.200 francs et en coûtera annuellement 7.000. Le seul collège latin tenu par M. Saiget compte deux cent cinquante élèves, professeurs et domestiques; il nous coûte 16.000 francs par an. Le séminaire de théologie avec la communauté où il se trouve nous en coûte 10.000. Je ne dis rien des autres dépenses dont la nomenclature serait trop longue. Vous voyez donc que nous avons besoin de secours, et si nos missionnaires sacrifient tout, n'est-il pas juste de leur en tenir compte et de nous donner un supplément proportionné à nos charges? Sans cela, nous serions forcément obligés de réduire nos oeuvres."
Tout le carême se passa dans l'attente des événements. La cour de Hué envoya un commissaire extraordinaire pour examiner la conduite des lettrés et celle des chrétiens qui s'étaient permis de se défendre. Dans une lettre intime écrite à la fin de mars, l'évêque envisage ainsi la solution qui pourra intervenir:
"Soit par connivence, soit par faiblesse, soit par haine de la religion, les mandarins ont laissé faire ces vauriens, qui, en tout autre cas et d'après les lois du pays, seraient punis de mort. La capitale a député une sorte de plénipotentiaire pour examiner les choses. Autant que je puis juger de l'issue par ce qui est déjà fait, je pense que l'on punira gravement sept ou huit individus de deuxième rang, laissant de côté d'autres personnages plus haut placés et plus coupables; on prescrira une réparation des dommages qui atteindra bien la centième partie des pertes, et tout sera dit. Plaise à Dieu que ces désastres ne recommencent pas après un châtiment trop peu proportionné! Ces accidents éprouvés par nos chrétiens à l'occasion de ma visite (car on me cherchait pour me tuer, quoique je fusse officiellement très en règle par-devant le gouvernement) m'ont empêché de me remettre en campagne. Voilà un gros bâton dans les roues. Ces malheurs de nos chrétiens ont encore ajouté à mes occupations et m'ont comme de juste donné du chagrin. Cependant ma santé est toujours passable. Depuis mon retour, je n'ai pas encore été malade. Il est vrai que je prends plus de précautions qu'autrefois, bien que l'intérêt que l'on me porte fasse dire encore que je ne me ménage point assez. C'est avec vous que je suis encore le plus régulier. Les affaires de la mission ne me laissent aucun loisir, et il me faut un effort surhumain pour trouver le temps d'écrire à mes meilleurs amis."
La douleur de voir ses néophytes réduits à la mendicité et poursuivis par les païens, le travail incessant de restauration qu'il continuait dans les provinces encore tranquilles, ramenèrent bientôt les symptômes de son ancienne maladie. Elle s'annonça par un dégoût absolu de toute nourriture. Les médecins du pays la combattirent avec toutes les ressources de leur art, et réussirent à lui procurer une espèce de convalescence qui n'était qu'un moment de relâche dans le travail de la mort.
Dans les premiers jours de juin (1868), les étudiants de Nam-Dinh allèrent faire grand tapage autour de l'église de cette ville. Les chrétiens, voyant qu'ils n'avaient rien à attendre des autorités, résolurent de se défendre, et reçurent les jeunes lettrés à coups de pierres. Après un bruyant simulacre de combat qui ne dura pas moins de six heures, les assaillants se retirèrent sans morts ni blessés, mais avec force menaces. Sur la fin de juin, arriva la sentence rendue à la capitale contre les auteurs des troubles de janvier. Les coupables étaient punis un peu plus sévèrement que le commissaire ne l'avait demandé. Le principal chef du complot était condamné à mort, mais avec sursis; trois ou quatre autres étaient exilés à perpétuité au lieu de l'être pour trois ans; le reste avait été frappé à proportion; mais d'indemnité, point. Afin de ne ménager personne, un curé fut même condamné à recevoir cent coups de rotin pour avoir encouragé ses paroissiens à résister aux brigands. Mgr Theurel eût pu réclamer contre cette avanie, mais il aima mieux négocier que de provoquer un nouvel orage. Les cent coups de rotin ne furent point appliqués au curé, mais il fallut donner vingt ligatures pour les lui épargner. Ainsi est la justice au Tong-King: ayez raison ou ayez tort, vous payez toujours l'amende.
Au même moment, une calomnie populaire soulevait de nouveaux troubles. On accusait les prêtres européens et annamites de faire empoisonner les fontaines. On établit des postes de soldats pour garder les puits et surveiller les empoisonneurs. On en prit deux en Cochinchine, mais c'étaient des païens. Les patrouilles du Tong-King occidental se bornèrent à arrêter en plein jour un médecin chrétien. Comme on l'accusait de porter des poisons, il dut, pour prouver son innocence, avaler toute la provision de pilules qu'il avait sur lui; il eu la chance de n'en pas mourir, et le public, s'étant amusé de l'aventure, fit bientôt justice de la calomnie. Mais il n'en fut pas de même au Tong-King central, où les lettrés firent réellement jeter du poison dans quelques étangs, et excitèrent une vraie persécution.
Ces épreuves réitérées n'étaient pas de nature à aider le Vicaire Apostolique à se rétablir. Luttant contre la douleur et la maladie, il travaillait encore au bien de son vicariat. […] Il traçait encore le plan d'une école spéciale à fonder, pour augmenter plus rapidement le nombre des catéchistes, tout en donnant plus de soin à leur éducation. Au mois d'août, il perdit son provicaire et ami, M. Saiget, qui avait supporté avec lui le feu de la persécution. Cette perte l'affecta tellement, que la dysenterie le reprit, et à ce mal déjà si redoutable vinrent se joindre de violentes douleurs rhumatismales, fruit tardif des longues heures passées dans les cavernes et les lieux malsains. Depuis le 2 août jusqu'au 13 septembre, il put encore célébrer le saint sacrifice […] mais à dater de ce moment, la lutte contre la maladie devint impossible et l’illusion ne fut plus permise. […L’auteur de cette biographie rend compte longuement des messes et prières mises en œuvres par tous, prêtres et fidèles, pour la survie de l’évêque qui, lui, n’attend pas de guérison mais se prépare à la mort] Réglant toute chose avec le sang-froid d’un homme qui va partir pour un long voyage, il écrivit à ses parents et amis quelques lignes d’adieu …. Adieux suprêmes qu’ils ne devaient recevoir que trois mois après sa mort.
Ci-dessous le début de la dernière lettre écrite de sa main à ses frères et sœurs, le 10 octobre 1868. Elle est extraite des archives familiales :
Fin de la lettre :
....c’est bien par une volonté positive du Bon Dieu. Je remercie le seigneur de m’avoir envoyé cette longue maladie, tant pour la facilité d’expier mes fautes que pour celle de me préparer convenablement à la mort. Je vois venir celle-ci sans frayeur, espérant du bon Dieu pardon et miséricorde.
Recevez tous mes adieux, priez pour le repos de mon âme. Je vous promets moi-même de me souvenir de chacun de vous, lorsque le bon Dieu aura daigné me recevoir dans son saint Paradis, où j’espère que nous nous reverrons tous, avec les chers défunts qui nous ont précédés. Je vous embrasse tous ainsi que nos neveux et nièces. Je dis aussi adieu à tous les amis et toutes les personnes qui, par le passé, ont bien voulu s’intéresser à moi.
Adieu donc, mes bien aimés, ou plutôt au revoir,
Votre frère très aimant, Joseph Theurel, évêque d’Acanthe.
Ses funérailles, qu’il avait souhaitées simples, ont eu lieu le 5 novembre dans l’église de Ninh-Phu, présidées par Mgr. Puginier, parmi plusieurs milliers de fidèles, et son cercueil fut descendu auprès de celui qu’il avait lui-même préparé pour Mgr Retord, son célèbre prédécesseur.