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L'évêque d'Acanthe dans la tourmente

L'Evêque d'Acanthe dans la tourmente des persécutions
"Veut-on sauver les missionnaires ou accroître le prestige colonial de la France?"

[Suite du livre de Jean Morey) Il n’est guère possible d’imaginer une vie plus éprouvée et plus misérable que celle à laquelle il fut réduit pendant quatre années consécutives. Outre les dangers auxquels était exposé tout missionnaire européen dans ce pays, les Vicaires Apostoliques en couraient de plus grands parce qu’ils étaient recherchés avec plus d’ardeur comme chefs des révoltés. Leur tête était mise à un prix plus élevé et, la trahison aidant, il leur était plus difficile d’échapper qu’à tous les autres chrétiens.
Au moment où l’évêque d'Acanthe venait d'être associé aux périls, bien plus qu'aux honneurs de cette charge redoutable, la persécution sévissait avec une nouvelle fureur. La présence des Français à l'extrémité du royaume n'avait fait que redoubler la colère du roi, et, faute de pouvoir repousser les Barbares campés sur ses rivages, Tu-Duc se vengeait sur les chrétiens de l'intérieur.
Les ordres les plus sévères furent donnés dans le Tong-King, qui se trouvait par sa position à une très-grande distance des Français, et où les bâtiments européens n'abordaient presque jamais. Bientôt on ne compta plus les victimes dans cette malheureuse contrée. En vain les autorités françaises avaient-elles invité les missionnaires à gagner la côte et à chercher un refuge à bord de leurs navires; la surveillance était si grande, les patrouilles sillonnant le pays en tout sens étaient si nombreuses, qu'il était impossible d'échapper. Le seul parti à prendre était de se jeter dans les montagnes, où l'on était certain de mourir de la fièvre ou de rester dans les antres souterrains, asiles aussi peu sûrs et souvent aussi meurtriers que les forêts des montagnes.

Le jeune évêque essaie d'intervenir auprès des autorités françaises: Un de ses premiers soins est d'adresser une requête au commandant de l'escadre française en rade de Tourane, pour lui exposer la triste situation du pays et lui demander secours pour les chrétiens tonquinois. L'amiral Rigault de Genouilly, trompé par les Annamites, comme le sont du reste la plupart des négociateurs de l'Occident, répondit que la paix était proche, que les négociations engagées avec la cour de Hué ne devaient point  être entravées, qu'elles aboutiraient bientôt, et que la tranquillité serait vite assurée aux chrétiens. L'évêque et ses missionnaires, qui connaissaient mieux l'état des choses, répondirent à ces illusions en prévenant l'amiral que les négociations entamées étaient une feinte, un moyen de gagner du temps, et que, dans l'esprit du roi et des mandarins, elles étaient simplement destinées à épuiser le corps expéditionnaire français, pour amener ensuite un redoublement de colère contre les chrétiens.

Effectivement, Rigault de Genouilly se rendit vite compte que ses moyens étaient très insuffisants et que Paris l’avait engagé imprudemment dans une opération sans en mesurer les risques et les conséquences. Le 29 janvier 1859, il écrivit au ministre : « le Gouvernement a été trompé sur la nature de cette entreprise en Cochinchine, elle lui a été présentée comme très modeste, elle n'a point ce caractère. On lui a annoncé des ressources qui n'existent pas, des dispositions chez les habitants qui sont tout autres que celles prédites, un pouvoir énervé et affaibli chez les mandarins, ce pouvoir est fort et vigoureux, l'absence de troupes et d'armée, l'armée régulière est très nombreuse et la milice comprend tous les hommes valides de la population. On a vanté la salubrité du climat, le climat est insalubre». Placé par le manque de moyens dans l'impossibilité d'attaquer Hué, capitale de l'Empire, il décida d'opérer sur un autre terrain et hésita entre le Tonkin et la région de Saigon, les deux greniers à riz de l'Empire. Finalement il opta pour Saigon, d'un accès plus facile. Après y avoir jeté les bases de la présence française, Rigault de Genouilly quittait Saigon le 27 avril 1859. La question des relations avec l'Empire d'Annam était loin d’être réglée. Début de mai 1859, l'amiral rejoignant Tourane constatait que les fortifications détruites avaient été reconstituées avec des batteries armées de canons de bronze et de pierriers. Le 8 mai, Rigault de Genouilly, commandant lui-même une des colonnes d'assaut entreprit d'attaquer ces nouvelles lignes de défense. L'opération vint à bout de la résistance des Annamites qui durent se replier et abandonner leurs positions. Mais les maladies sévissaient dans le corps expéditionnaire : choléra, dysenterie, fièvres pernicieuses… On était alors en pleine guerre d'Italie et les combattants d'Extrême-Orient se sentaient abandonnés. Le Gouvernement impérial de Paris ne mesurait que fort mal l'ampleur des problèmes et cherchait visiblement à se défausser sur lui des décisions qu'il n'osait pas prendre. Le 8 avril 1859, en effet, l'amiral Hamelin écrivait à Rigault de Genouilly : «l'Empereur veut que, dans cet état de choses, vous soyez laissé juge des suites à donner à votre entreprise... s'il convient de poursuivre l'établissement de notre protectorat sur l'empire Annamite, s'il est préférable de se borner à peser sur le Gouvernement par l'occupation de Tourane pour arriver à conclure un traité sur la base du projet du 25 novembre 1857, ou enfin s'il faut nous résigner à abandonner les positions que nous occupons et à renoncer complètement à une entreprise décidément hors de proportion avec les moyens d'action dont nous disposons ». Rigault de Genouilly refusa de prendre des décisions qui étaient du ressort du gouvernement. Le 10 juin 1859, il demandait son rappel pour raison de santé et refusait d'accepter « la responsabilité d'une évacuation complète. C'est une mesure gouvernementale au premier chef que le gouvernement peut seul décider en connaissance de cause et, à cet égard, je décline toute compétence ». Malgré tout, l'amiral essaiera encore pendant quelques mois de conclure un accord d'armistice avec la Cour de Hué, mais il était de plus en plus évidant que celle-ci cherchait surtout à gagner du temps pour reconstituer ses forces. Lassé de ces atermoiements, Rigault de Genouilly lui fit savoir que si la paix n'était pas signée le 15 septembre, les hostilités reprendraient. Ce fut ce qui se produisit. Le 15, un nouveau combat culbuta les défenses reconstituées et repoussa les Annamites mais il demeurait évident que les Français ne disposaient pas des moyens d'obtenir des résultats décisifs. Le 21 septembre, Rigault de Genouilly écrivait : « on ne voit pas de terme à l'entreprise dans laquelle nous nous sommes engagés. Peut être la meilleure solution serait-elle de s'emparer de la province de Saigon, d'y former un établissement définitif et d'attendre là les déterminations du gouvernement annamite ». Ce fut, en effet, le parti que prit le gouvernement de Napoléon III.

Et c'est ainsi que, malgré les efforts de Rigault de Genouilly, la conquête coloniale a prévalu au sud, tandis qu'au nord la Cour de Hué gardait la maîtrise sur le Tonkin. D'après les écrit du jeune évêque, les populations étaient lasses des atrocités commises par le roi, et auraient préféré une armistice qui aurait rapporté la paix: "Lorsqu'après la rupture des conférences, en septembre dernier, les Français eurent enlevé et détruit quatorze redoutes annamites, le roi fit un édit adressé à tout son peuple, pour l'informer presque au juste de la situation du royaume, exciter sa haine contre les Européens, qu'il appelait cette fois du nom de fous furieux (hoâng-hôt), et réchauffer son amour pour la patrie. Il terminait en appelant des volontaires sous les drapeaux, pour remplacer les soldats d'élite décimés par les baïonnettes françaises. Le peuple se rit de la détresse du roi, et l'on exprimait sans se cacher la conclusion que tout le monde tirait de la publication d'un pareil édit, savoir: que le mal du roi commençait à sentir mauvais. Dans toute la province de Ha-Noï (écriture de l’époque), la plus belle du royaume, où j'étais alors et suis encore présentement, il n'y eut que vingt-huit Annamites, et, je crois, douze Chinois qui répondirent à l'appel du roi".

 Carte de la conquête de l'Indochine

 Le 13 janvier 1860, Joseph Theurel écrit une très longue lettre à M. Charrier, le Directeur des Missions Etrangères de Paris: il y rapporte ses échanges par courriers avec les représentants du pouvoir en France et avec l'amiral, fait le compte des pertes subies par les différentes missions, missionnaires prisonniers, exilés ou exécutés, et parle un peu des conditions de vie qui sont alors les siennes:

"Qui verrait cette lettre et ne connaîtrait pas comme vous, vénéré Père, les ruses de guerre des prêtres et missionnaires du Tong-King, serait fort étonné qu'au milieu d'une telle débâcle, aucun de nous, scélérats d'Européens, ne soit encore tombé sous la griffe des tigres humains qui ont soif de notre sang. Mais aussi, il faut voir quelle vie nous menons ! Nous ne voyons jamais le soleil, et s’il faut changer de lieu, nous choisissons autant que possible la nuit la plus noire. Aussitôt qu’une maison nous reçoit, nous y fabriquons un double mur, ou creusons un souterrain. Je dois, pour mon compte, quatre fois la vie à ces sortes de cachettes; je vous fais grâce des détails, et vous prie de m'en tenir quitte. […] Vous voyez, très-cher et vénéré confrère, quelle position est la nôtre. Les faits parlent et n'ont pas besoin de commentaires; si un jour les hommes nous apportent un secours efficace, ils auront délivré des tombes et des ruines. Mais, à la grâce de Dieu toujours! Qui vivra, reconstruira; qui sera mort, se reposera."

Depuis deux mois Joseph est réfugié dans une maison chrétienne isolée dans un village païen: "MM. Vénard et Saiget sont dans le même village que moi, à la Plume d’Orient. Nous y sommes excessivement à l’étroit ; mais il est impossible d’en sortir pour aller ailleurs, c’est ici qu’il faut vivre ou mourir. [Suite des extraits du livre de J. Morey] Un jour, le village fut cerné à l'improviste, et les satellites se mirent à le sonder et à le fouiller de fond en comble; la cachette eût été sûrement découverte sans l'intervention d'un brave païen qui portait intérêt aux persécutés. Affectant un grand zèle pour la loi, il se met lui-même à la tête des satellites pour diriger les recherches. Tandis que ceux-ci travaillent avec ardeur, il prend à part les principaux du village, les rassure, et se fait indiquer le lieu précis où sont les Européens. Il s'y installe, commande le thé, l'offre aux amateurs, fait le gracieux envers le mandarin, qui ne veut pas rester en arrière et montre son savoir-vivre en ordonnant à ses soldats de respecter tout ce qui est dans le voisinage d'un patriote si zélé et si aimable. Les missionnaires, témoins de cette comédie, ne savaient trop comment elle finirait, quand le mandarin se déclara satisfait et leva le blocus.

Ici, c'est Théophane Vénard qui écrit à un ami: "Quel sort digne d'envie, ami Paziot ! Trois missionnaires, dont un évêque, couchés côte à côte, jour et nuit, dans un espace d'un mètre cinquante centimètres carrés, recevant un jour incertain par trois trous gros à passer le doigt, perforés dans la terre de la cloison, et que notre vieille hôtesse a bien soin encore de boucher à demi par un fagot de paille en dehors. Et si les méchants nous inquiètent, ne croyez pas que nous soyons à bout de ressources. Sous nos pieds est un antre en briques fort bien construit, quoique à la chandelle, pendant deux on trois nuits, par un de nos catéchistes; dans cet antre, il y a trois tubes de bambou qui vont habilement sous terre chercher l'air extérieur sur les bords d'une marre voisine. Ce catéchiste a encore bâti deux antres dans le même village, sans compter quatre ou cinq entre-cloisons. (...) Quand notre fenêtre à trois trous nous refusait le jour, nous avions une lampe préparée artistement de manière à laisser échapper trois rayons de lumière, juste assez pour éclairer une demi page d'un livre in-12, et sans oublier l'abat-jour, afin que la lumière ne se reflétât pas sur la cloison et ne sortît pas à l'extérieur par les fentes. Peut-être me demanderez vous: Dans un pareil état de réclusion, sans air, sans lumière, sans exercice, comment pouvez-vous encore vivre? Cher ami, votre question est parfaitement raisonnable, vous pourriez même demander : Comment ne devenez-vous pas fous? Toujours renfermés dans l'étroitesse de quatre murs, sous un toit que vous touchez de la main, ayant pour commensaux les araignées, les rats et les crapauds, obligés de toujours parler à voix basse comme le vent, disent les Annamites, assaillis chaque jour de mauvaises nouvelles: prêtres pris, décapités; chrétientés détruites et dispersées parmi les païens; beaucoup de chrétiens qui apostasient, et ceux qui demeurent fermes envoyés dans les montagnes malsaines, où ils périssent abandonnés, etc., etc., et cela sans que l'on puisse prévoir quelle en sera la fin, ou plutôt, ne la prévoyant que trop, j'avoue qu'il faut une grâce spéciale, de qu'on appelle une grâce d'état, pour résister à la tentation du découragement et de la tristesse."

 […] Celui qui écrivait ces lignes si enjouées devait peu après connaître le martyre. Mgr Theurel, lui, passa encore trois années de la sorte, habitant, comme il le disait, le pays des taupes… 
Plusieurs fois il échappa au pire. Une nuit qu’il changeait de cachette, il tomba avec son guide au beau milieu d’une patrouille païenne. Deux hommes le saisissent fortement d’une main, et de l’autre ils soulèvent le large chapeau qui dissimule son visage. Ils invitent à grands cris leur chef à reconnaître la curieuse capture qu’ils ont faite. Le chef, pensant qu’il s’agit d’un prêtre annamite caché dans les environs et duquel il a reçu de grands services, feint de ne pas comprendre et de croire que ses hommes plaisantent et lui donnent fausse alerte. Ceux-ci laissent aller leur captif, qui s’enfuit au plus vite. Un moment après, le chef, revenu de son erreur, voulut poursuivre à outrance, mais il était trop tard ; l’évêque et son guide avaient la clef des champs, on ne put les rattraper.

Théophane Vénard fut moins chanceux... Vendu par un traître, un chef de canton qui aspirait à devenir mandarin, il fut saisi dans un double mur, mis en cage et conduit à Ké-Cho, ancienne capitale du Tong-King.
Mgr Theurel, qui l’aimait comme un autre lui-même, nous a laissé dans le plus grand détail le récit de la captivité et de la mort de ce jeune martyr. "Comme j’étais, dit-il, de tous nos confrères le plus rapproché de Ké-Cho, n’en étant qu’à une journée de marche, je fus naturellement chargé de prendre soin de M. Vénard et de correspondre avec lui. Nous avions pour intermédiaire un chrétien à cœur d’acier et chef de patrouille, appelé Huong-Moï, dont la maison venait d’être notre refuge pendant deux mois, et qui s’était mêlé par dévouement à la troupe des huissiers et serviteurs du prétoire".
Joseph et Théophane vont pouvoir s'échanger quelques courriers entre le 28 décembre 1860 et le 1er février 1861.

 Sur l'un des tableau présenté plus haut, on aperçoit une cage, comme celle où est resté enfermé Théophane. Il attend la sentence qui pour lui ouvrira l'éternité plus encore que la délivrance. Ces lignes écrites à l’évêque furent les dernières : "Cher Seigneur, les jours de mon pèlerinage se prolongent. Le mandarin préfet est étonné que ma sentence ne soit pas encore arrivée. Toutes les dépêches passent devant moi ; à chaque fois je demande si c’est mon arrêt de mort, chaque fois le postillon me donne une réponse négative. Je salue chaque aurore qui se lève comme l’aurore de l’éternité ... Mais l’éternité ne s’ouvre point. Adieu, cher seigneur d’Acanthe ! Sera-ce le dernier ? Adieu, Que la volonté de Dieu se fasse et non la mienne !" 

Le jour se lève, le 2 février 1861, dans la citadelle de Hanoï où est detenu le prisonnier. Avec une certaine émotion, le préfet vient annoncer à Théophane "Maître, le roi et son conseil ordonnent qu'on vous tue" et il ajouta "nous, nous ne répondons pas du sang qui va couler..." Théophane fut alors amené devant le vice-roi et ce fut la lecture de la sentence (extrait d'un livre de Christian Simonnet Théophane, celui qui embellissait tout Le Serment Fayard)
"Le prêtre européen Ven, de son vrai nom Véna, âgé de trente et un ans... pratique depuis longtemps une fausse religion; de plus il a trompé le peuple en enseignant sa doctrine dans les assemblées.... Son procès a été instruit. Nous ordonnons qu'il soit décapité, et que sa tête, exposée d'abord pendant trois jours, soit jetée au fleuve afin que soient observés ans toute leur rigueur les décrets royaux."

Un cortège escorta le condamné en dehors de la citadelle: "A cheval, le commandant militaire ouvrait la marche. A vingt pas derrière allait le condamné encadré par douze satellites sabre au clair. Parmi eux, un vilain petit bossu qui avait bu un coup de trop pour se donner du tonus: Tuê, le bourreau... Puis venaient les cymbaliers et les joueurs de grosses caisses, précédant deux mandarins à dos d'éléphants: les présidents de l'exécution. Cent hommes de troupe fermaient le cortège. Entre deux haies de foule compacte, le défilé s'engagea dans l'avenue du Grand Bouddha....pas un cri de mort, pas une insulte... un long murmure de sympathie et de piéié gagna de proche en proche...
Le cortège ayant franchi la digue qui longe la ville, le Fleuve Rouge apparut, ses eaux basses ocre rose en cette saison coulant lentement entre d'immenses bancs de sable. Les soldats marchèrent jusqu'au bord du lit mineur, et formèrent le cercle. On cisailla les grands anneaux circulaires de la chaîne entourant le cou et les chevilles du condamné. On planta en terre la planchette sur laquelle était inscrite la sentence. ..." Cymbaliers et tambouriniers par leur vacarme annoncèrent le début du supplice... Théophane est à genoux sur le carré de toile qu'ont pu étendre pour lui rendre hommage les deux femmes et le diacre qui lui ont rendu visite pendant sa captivité. Le bourreau demande une somme d'argent pour qu'un coup net abrège ses souffrances, ce que le condammné refuse. Il avait écrit plus tôt "un léger coup de sabre séparera ma tête comme une fleur printanière que le Maître du jardin cueille pour son plaisir..." La réalité fut plus sordide. Au signe du mandarin, Tuê effectuant un pas de danse au son des cymbales et des tambours et abattit son sabre qui ne fit qu'écorcher la joue du martyr...un second coup pénétra profondément dans sa gorge, ébréchant la lame. Tuê changea d'arme. Son troisième coup fit tomber la tête sur une épaule.... pour achever de détacher la tête, il se servit de son sabre comme d'une scie.

 

Décapitation de T. Vénard

 Selon la sentence, les soldats mirent la tête dans un panier à claire-voie et le suspendirent en haut d'un poteau qu'ils gardèrent nuit et jour. Les chrétiens déposèrent le corps dans un cercueil et l'ensevelirent sommairement, repérant soigneusement la tombe. Le soir du troisième jour, à la clarté des torches, un mandarin vint s'assurer que la tête était bien jetée au fleuve, toujours selon la sentence." La tête sera recherchée et retrouvée par les chrétiens à seize kilomètres en aval de Hanoï... Joseph Theurel put se recueillir devant cette dépouille. Le corps put être ensuite exhumé et inhumé chrétiennement au cimetière de Dông-Tri. Jean Morey: Il ne restait plus au pontife que le soin de faire recueillir ses précieuses dépouilles et de rédiger les actes de son martyre. […] Il n’est pas possible de lire sans émotion et sans larmes cette scène admirable dans laquelle le survivant, tenant entre ses mains la tête livide du martyr, retirée du fleuve après mille recherches infructueuses, la vénère avec le respect le plus profond, ne permet à personne de la toucher, et la place dans une urne qu’il confie à la terre, en attendant des jours meilleurs (24 février 1861). La grandeur d’âme de l’évêque se révèle tout entière dans ces pages et dans ces actes qui sont sublimes, à force de simplicité et de vertu (Vie et correspondance de  J. Théophane Vénard. Paris, chez Palmé. Jean Morey dit dans une note que l'ouvrage, en 1876 donc, a déjà été réédité cinq fois). En les adressant au frère de la victime, Mgr Theurel ajoute :

« Vous dirai-je, mon cher ami, que nous nous sommes réjouis du martyre de votre frère, vous dirai-je que nous nous en sommes affligés ? Pour dire la vérité, je dois confesser que nous nous sommes tous réjouis du triomphe de notre confrère, bénissant Dieu du choix qu’il a fait de lui, et que, pour mon compte particulier j’ai été profondément affecté de la séparation que le choix du bon Dieu a mise entre nous. Je suis tout jeune encore et du même âge que Théophane ; l’amitié et la conformité de vues qui nous unissaient devaient être pour moi un puissant secours dans les travaux et la sollicitude que l’avenir semble nous réserver. Votre frère était la moitié de ma force et de mon courage. Il avait une grande sagacité et un zèle immense ; il me semblait que lui et moi pouvions faire beaucoup de choses dans cette vigne du Tong-King. Son départ m’a abattu et fait vaciller ma boussole. Je l’ai pleuré et le pleurerai encore, n’en déplaise à personne.»

A sa propre soeur il fait parvenir quelques mots, ce sont les seules nouvelles qui parviennent à sa famille dans cette période noire:

"Bien chère sœur, par la permission de Dieu ma tête est encore sur mes épaules. Je suis pourtant dénoncé nommément avec l’indication vraie du village où je suis réfugié : il en est de même de Mgr Jeantet. J’habite toujours à côté d’un antre souterrain, cela va sans dire. Malgré tout, je me porte très-bien, je dis la sainte messe tous les jours, je traduis quelques livres en langue annamite, j’empêche tout le mal que je peux et j’attends du secours de vos prières et de la miséricorde de Dieu, des jours plus sereins. M. Néron, M. Vénard et deux de nos prêtres indigènes viennent d’être décapités, trois sont encore en prison, et deux autres, qui avaient été arrêtés, se sont rachetés à prix d’argent. Veuillez communiquer ce billet à la famille. Je ne puis aujourd’hui vous en envoyer davantage. Je me recommande aux prières de tous, en particulier au chapelet de la Miséricorde. Au revoir ! Soyez sans inquiétude à mon sujet : ma vie est aux mains de Dieu, mais je crois qu’elle sera encore longue. Le martyre n’est pas fait pour moi".

[Suite du livre de J. Morey] S’il ne fut point arrêté, ce ne fut pas faute d’avoir été poursuivi. Un jour de cette année, il fut serré de si près que les satellites trouvèrent sa cachette au moment où il venait d’en sortir ; ses effets furent saisis, et la perte la plus sensible fut celle du manuscrit de son grand dictionnaire annamite qu’il venait d’achever de mettre au net. C’était le fruit de plusieurs années de travail, et il eut le courage de recommencer cette œuvre importante, qui deviendra un jour le livre classique indispensable à tous ceux qui veulent étudier l’annamite. A la même époque, deux missionnaires, traqués depuis un an et acculés entre les montagnes et la mer par les satellites qui les cernaient, furent arrêtés, mis en cage et conduits au chef-lieu de la province de Thanh-Hoa. C’étaient les compagnons de Mgr Retord, MM. Charbonnier et Mathevon. Dès que l’évêque d’Acanthe fut assuré de leur captivité, il s’ingénia, selon sa coutume, à les assister et leur procurer tous les secours dont ils pouvaient avoir besoin. Les païens, voyant l’intérêt porté aux captifs, ne manquèrent pas d’exagérer le récit de leurs souffrances, pour extorquer de l’argent aux courriers expédiés par l’évêque d’Acanthe, dont la charité fut exploitée en cette occasion. Quand M. Charbonnier fut délivré après onze mois de captivité, il rectifia le récit de son évêque ; la modestie, autant que l’amour de la vérité, lui fit diminuer de beaucoup le nombre de coups de rotin et de tours de tenailles qui lui avaient été attribués dans la narration faite à Mgr Theurel.
Au mois d’août 1861, la persécution redoubla d’intensité. Un descendant de l’ancienne dynastie de Lê avait cru le moment favorable pour recouvrer le trône de ses aïeux. Il avait levé l’étendard de la révolte contre Tu-Duc, fait de rapides progrès et battu complètement le mandarin militaire envoyé contre lui. Dans tout l’Orient, les vaincus ont l’habitude de se venger de leur défaite sur les faibles ou les malheureux qui les entourent. Tu-Duc et ses généraux, pressés au sud par les Français, au nord par les révoltés, tournèrent leur fureur contre les chrétiens, et la persécution prit un caractère de rigueur et de férocité qui dépassa tout ce qu’on avait vu depuis trois ans. Les supplices et l’exil n’avaient pu réduire les fidèles, la proscription en masse fut décrétée par un édit royal dont voici l’abrégé :

ART. 1er. Tous ceux qui portent le nom de chrétiens, hommes ou femmes, enfants ou vieillards, seront disséminés dans les villages païens.
ART. 2. Tout village païen est responsable de la garde de ceux qu’il aura reçus, dans la proportion d’un chrétien par cinq idolâtres.
ART. 3. Tous les villages chrétiens seront dévastés et détruits.
ART 4. Tous les biens-fonds des chrétiens seront partagés entre les villages païens d’alentour, à la charge par ceux-ci d’en payer l’impôt.
ART. 5. Tout chrétien sera marqué au visage, sur une joue avec ces mots : Fausse « religion, et sur l’autre avec le nom de son district.

C’était la mise complète des chrétiens hors la loi. Jusqu’alors, la persécution avait surtout frappé les hommes; à dater de ce moment, elle n’épargna personne, et il suffisait qu’un enfant eût atteint l’âge de dix ans pour être légalement décapité.
C’est alors qu’eurent lieu les affreuses boucheries dont les gouvernements impies de l’Europe ne semblaient prendre nul souci. C’est alors qu’on vit jusqu’à six cents exécutions de chrétiens en un seul jour, que douze ou quinze cents personnes furent entassées dans d’étroites prisons, entourées de paille, de bambous et de broussailles, et brûlées vives par des soldats qui ne savaient que fuir devant les révoltés.
La province du Tong-King central fut la plus éprouvée et compta environ seize mille martyrs. Celle du Tong-King occidental souffrit beaucoup moins, parce que l’insurrection y avait fait moins de progrès. Si on peut trouver des prétextes politiques aux massacres qui eurent lieu dans cette mission, dirigée par les Dominicains espagnols, où les premiers soulèvements avaient eu lieu, on doit reconnaître que, dans le district de Mgr Jantet et de Mgr Theurel, la persécution conserva son caractère religieux. Dans sa fureur, le roi promit le grade de général ou de mandarin supérieur à quiconque arrêterait un missionnaire européen. Des dix missionnaires présents au début de la tourmente, il ne restait plus que l’évêque, son coadjuteur et M. Sait. Les autres étaient morts, décapités ou prisonniers, et peu s’en fallut que les trois survivants ne fussent pris à leur tour.

A ce moment, vingt-deux prêtres de la mission avaient déjà été exécutés, et il en restait encore neuf dans les prisons. L’un était aveugle et fut décapité avec deux autres ; le quatrième, âgé de quatre-vingt-cinq ans, était condamné à mourir de vieillesse dans sa cage, et, pour que sa vie ne se prolongeât pas trop, on avait supprimé la nourriture que le roi alloue aux prisonniers. Le coadjuteur l’entretenait et le faisait nourrir avec bon nombre d’autres captifs qui se trouvaient dans un cas semblable. La plupart des catéchistes étaient en exil ou en prison, MM. Charbonnier et Matheson étaient toujours enfermés dans leurs cages, où la vermine les dévorait. Tu-Duc faisait de vains appels aux preux de son royaume pour chasser les Français de la Basse Cochinchine où ils s’établissaient définitivement, et l’évêque, ne voyant plus d’issue à cette situation vraiment intolérable,  concluait au mois de mars 1862 : "Il ne nous reste plus qu’à désirer le rotin, les tenailles et le coup de sabre." […]

Cependant l’heure de la paix approchait. Tu-Duc, voyant que ses soldats, loin de pouvoir expulser les Français, n’osaient pas même les attaquer, considérant de plus que l’insurrection, maîtresse dans neuf départements du nord, faisait des progrès inquiétants, résolut de donner la paix aux barbares de l’Occident et de traiter avec eux. Deux mandarins plénipotentiaires vinrent à Saigon s’aboucher avec le contre-amiral Bonnard, et, après des négociations assez laborieuses, il fut convenu que, sur six provinces conquises, les Français en garderaient trois, que les trois autres feraient retour à la Cochinchine, moyennant une indemnité de guerre de plusieurs millions. Un article spécial reconnut la liberté de conscience pour les chrétiens, en statuant qu’à l’avenir les Annamites seraient libres d’embrasser la religion chrétienne sans qu’on pût les en empêcher ni les forcer. La nécessité seule arrachait la paix à Tu-Duc ; les missionnaires l’ont toujours soutenu. […] L’amnistie qu’il accordait […] a grand soin de taire la paix et ses conséquences, pour ne mentionner que la clémence du roi, à l’occasion de l’anniversaire de son jour natal. La traduction exacte qu’en fit l’évêque d’Acanthe nous édifiera sur les dispositions du monarque, comme elle justifiera de point en point les appréhensions des missionnaires (les qualificatifs entre parenthèses ont été ajoutées par Theurel ou par l'auteur du livre):

EDIT DU ROI

« Il y a longtemps que l’ivraie du peuple (les chrétiens) est enfoncée dans sa religion. Malgré tous nos avertissements, elle ne sort pas de sa léthargie, et, quand elle renie extérieurement son culte, c’est un mensonge. Nous avons enjoint aux gouverneurs des provinces d’emprisonner cette clique à dure cervelle, nous avons même ordonné de disperser le peuple dans les villages païens, pour convertir ces cœurs dépravés. Maintenant que cette tourbe s’est corrigée en partie, elle est devenue digne de compassion. C’est pourquoi, à l’occasion de l’anniversaire de notre naissance et pour obéir à l’impulsion de notre cœur généreux nous voulons que, soit à la cour, soit dans les diverses capitales, on rende la liberté aux vieillards, aux femmes et aux enfants, qu’ils aient ou non marché sur la croix. Seront également libres les chefs qui ont apostasié, ils pourront retourner dans leurs villages, s’il y a des païens; mais s’ils appartiennent à des localités exclusivement chrétiennes, ils devront rester où ils étaient prisonniers. Leurs maisons (démolies) et leurs champs (dévastés) leur seront rendus, et jusqu’à nouvel ordre ils seront exempts de l’impôt personnel.
Les chefs qui n’ont pas encore apostasié et  les jeunes hommes robustes qui persistent dans leur religion resteront prisonniers jusqu’à ce qu’ils l’abjurent.
Nous recommandons à nos autorités d’avoir l’œil sur cette canaille, de la forcer de se tenir tranquille comme fait notre véritable peuple, d’empêcher qu’elle ne se laisse tromper par les malfaiteurs, et n’aille avec eux à l’encontre des châtiments, qui seraient sans miséricorde. Ainsi se révèle la clémence de notre cœur royal. »

Au Tong-King, pays plus éloigné de l’action française, il fallut du temps pour croire au traité. […] ce fut seulement au mois de septembre […] que les missionnaires européens purent sortir de leurs tanières. En octobre 1862, le co-adjuteur de l'évêque écrit:

"Nous n’osons y croire, tant l’orage gronde encore autour de nous. En attendant le retour de cette paix que nous demandons depuis si longtemps, nous pleurons sur des ruines. A dater du 1er octobre 1858 jusqu’à ce jour, nous n’avons pas eu une heure de tranquillité. Notre mission du Tong-King occidental a perdu un évêque et deux missionnaires européens, morts de maladie ; deux ont été décapités ; deux autres ont passé onze mois en cage, (...) trente prêtres indigènes ont été martyrisés, onze sont morts de maladie, quatre sont en prison pour le reste de leurs jours. Sur nos cinq cents catéchistes et élèves, deux cent cinquante à peu près ont été mis à mort ou exilés. Sept ou huit religieuses ont eu le même sort. Nous comptons environ seize cents chrétiens décapités, étranglés, brûlés et noyés pour la foi. Plus de mille autres sont morts de faim, de froid et de mauvais traitements. (...) Nos cinq collèges, nos trois cents églises ou chapelles ont été pillés, brûlés et rasés. Nous avons perdu tous nos effets. Toutes nos chrétientés sont dévastées, les biens des chrétiens ont été confisqués. Nos malheureux fidèles ont été dispersés aux quatre vents, et vivent comme ils peuvent au milieu des païens. Nos voisins de la mission espagnole (Tong-King Central) ont encore plus souffert que nous […]".

L'évêque se dépense sans compter pour prêter assistance à tous ces chrétiens qui veulent rentrer chez eux et qui n'ont plus rien:
Bientôt ce ne furent plus seulement les fidèles du vicariat qui accoururent, les chrétiens qui avaient échappé aux massacres et aux noyades du Tong-King central vinrent se jeter à ses pieds, et l’affluence fut si grande, qu’il passa une fois onze jours et onze nuits consécutifs sans prendre de sommeil. "Quand je voulais sortir de ma cabane pour me déraidir les jambes, j’étais obligé de traverser une foule de pauvres gens accroupis ou couchés à terre, qui me disaient : Père ! J’ai fait, trente, quarante, soixante lieues pour venir ici….. Je n’avais pas le courage d’aller plus loin. Et remarquez encore que (souvent) ceux qui me parlaient ainsi (...) avaient subi le supplice du fer rouge, et ces mots : Fausse religion, qu’ils portaient sur le front ou sur la joue, étaient bien de nature à faire rougir leur évêque… Songez donc qu’ils avaient souffert pour la foi, alors que moi, je n’avais pas attrapé la moindre égratignure, tant je m’étais bien sauvé !"
S’ils ne sont plus poursuivis, les chrétiens restent les "ilotes du royaume". Ils sont toujours exclus des charges publiques et des concours littéraires, et certains mandarins refusent d’entendre n’importe quelle réclamation présentée par des chrétiens. […] Néanmoins "nous appuyant sur le traité de clémence de 1862, écrit Mgr Jeantet, nous allongeons de toutes nos forces le cordeau que l’on veut nous resserrer. On nous a donné alors une ombre de paix ; nous faisons semblant d’en avoir la réalité", mais, poursuit-il  "les subdivisions de nos établissements, nécessitées par les circonstances actuelles, doublent presque la dépense, et nous sommes complètement à bout de ressources. Nos chrétiens sont réduits à une telle misère, qu’en ce temps même il y en a bien des milliers qui n’ont à se mettre sous la dent que du son et des herbages recueillis dans les champs, encore n’en n’ont-ils pas à discrétion."

Pendant les mois et les années qui vont suivre, les difficultés demeurent énormes. Sur place, il faut retrouver des bonnes volontés, recréer des collèges et former un clergé indigène. Les nouveaux missionnaires qu’on tâche d’envoyer d’Occident mettront des mois à arriver puis à apprendre suffisamment la langue.

Le moment arriva où Joseph dut céder la place aux nouveaux missionnaires. L’excès du travail et de la fatigue avaient ruiné sa vigoureuse constitution, et au mois de septembre 1864, il sentit la première atteinte du mal qui devait le conduire au tombeau.
Il va s'occuper encore d'aller récupérer dans la montagne les restes de Mgr Retord afin de lui donner au village de
So-Kien une sépulture définitive.
 Dans la crainte de porter ombrage aux mandarins par une réunion trop nombreuse, il fallut  écrire à tous les prêtres d’empêcher leurs chrétiens de se rendre à la cérémonie, qui eut lieu le 8 novembre 1864. Malgré ces précautions, environ 5000 chrétiens y assistèrent.

La dysenterie (est le) fléau le plus redoutable pour les européens qui habitent les pays de l’extrême Orient. […] Ce fut en vain que la médecine annamite épuisa tous ses remèdes pour le guérir. […] Mgr Jeantet le détermina à faire le voyage de Hong-Kong pour se mettre entre les mains des médecins européens : "j’attendrai votre guérison pour mourir en paix !".[…] A Hong-Kong, les médecins anglais se déclarèrent impuissants. Les médecins français de Saigon eurent l’humilité de faire de même et dirent, comme ceux de Singapore, que le seul remède ayant quelque chance de succès était l’air de l’Europe.
Malgré sa répugnance à s’éloigner des missions, le coadjuteur dut se soumettre […] et il partit de Singapore vers le milieu de juin 1865, accompagné d’un catéchiste nommé Paul Trinh. Paul Trinh suivit Joseph en France et se prit d'affection pour la famille de Joseph, en particulier sa soeur Séraphine à qui il écrivit des lettres touchantes.

Lettres de Joseph pendant cette période

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