LA JEUNESSE DE SUZANNE
Lorsque Suzanne est venue au monde, le 11 mai 1893, la famille Limasset vivait encore à Châlons. Les frères et sœurs, André, Joseph, Jean, Marc, Geneviève et Marguerite étaient là, nombreux, pour l'accueillir et l'entourer. Deux ans plus tard, Lucien Limasset était nommé à Laon, et c'est là que toute la famille devait trouver le meilleur d'elle-même : en s'agrandissant encore des deux dernières, Yvonne et Renée, nées en decembre 1895 et décembre 1898, mais surtout en créant à l'intérieur comme à l'extérieur du cercle familial une dynamique assez exceptionnelle: Emulation et curiosité intellectuelles étaient certainement au rendez-vous, quand on sait l'ntelligence et l'ouverture d'esprit de Lucien, qu'il partageait avec sa femme Angèle. La grande maison de la rue Saint-Cyr, puis la salle de billard, aménagée à cet effet à l'extérieur, résonnaient du son des instruments de musique. Très jeune, Suzanne a elle-même été formée au violon et tenait sa place dans l'orchestre. Et l'été rassemblait les aînés et les amis autour du tennis aménagé dans le "grand jardin".
Parents et grands enfants ne négligeaient pas non plus les sorties, à Laon, à Reims, ou à Paris, au théâtre, au concert, dans les bals (parfois costumés!) et les réceptions, et, alors que Suzanne était encore gamine. tous se rendaient pour les vacances près du Tréport, à Mers-les-Bains....
En 1901, le 30 août, une jolie petite fille écrit à ses grands parents Poullot à Reims cette carte.
C'est Suzanne! Elle a 8 ans et Renée, qui saute dans les flaques d'eau, n'a pas encore 3 ans!
L'éducation pour les plus jeunes se faisait à la maison. Plus tard, les garçons étudiaient au lycée et pouvaient naturellement envisager de faire les meilleures études. Suzanne, comme d'ailleurs ses sœurs, aurait aimé faire de même, passer son baccalauréat et se rendre à l'étranger pour apprendre d'autres langues. Mais si ouverte qu'ait été la mentalité rue Saint-Cyr, on n'était encore qu'au début du XXème: C'était déjà bien si une jeune fille pouvait passer son brevet de fin d'études. Une chronique de la ville de Laon décrit ce contexte à peu près dans les mêmes termes que ceux que l'on retrouve plus loin sous la plume de Marguerite (Limasset) Klein, parlant de l'éducation dans sa jeunesse:
"Les garçons ont déjà leur lycée, créé en 1804, à l’époque napoléonienne. Les filles, elles, ont attendu longtemps pour avoir aussi leur lycée, que l’on ouvre enfin en 1885, après quelques années de polémiques et d’incertitude. Il est vrai que nous sommes encore à une époque où il est courant de penser que les jeunes filles n’ont droit qu’à un enseignement primaire. Au-delà de 13 ans, il est admis que les unes iront travailler comme ouvrières ou comme domestiques, tandis que les autres, plus favorisées, se prépareront, en attendant leur mariage, à leur rôle futur d’épouse et de mère de famille. On leur consent quelques formations considérées comme mineures : des arts d’agrément, la musique et la danse, les travaux d’aiguille, l’économie domestique".
Cet autre commentaire, trouvé sur le site du lycée Claudel, rappelle dans quelles conditions se sont mises en place les études secondaires pour les filles à Laon : "Dans les années 1890 fonctionnaient à Laon, d'une façon assez informelle, des cours secondaires de jeunes filles où enseignaient quelques professeurs du lycée de garçons. Après de nombreuses luttes, la municipalité étant peu favorable à l'enseignement officiel féminin, fut voté la création d'un collège de jeunes filles qui ouvrit à la rentrée d'octobre 1892. Une photo de cette première année scolaire permet de compter, toutes classes réunies, 65 élèves toutes externes. La direction est alors assurée par un professeur déchargé d'une partie de ses cours. La première directrice fut une jeune agrégée de sciences. Sortie première de l'école normale supérieure de Sèvres, Melle Bussard, personnalité remarquable qui a marqué l'université française, donna au collège de Laon une réputation sérieuse. Auteur d'un manuel de sciences à l'usage des classes, elle dirigea le collège de 1894 à 1904".
"Les filles" écrit plus tard Marguerite, "ont suivi les cours secondaires d'alors. Il aurait suffi de peu d'encouragement pour qu'elles continuent des études et notamment seraient parties volontiers à l'étranger apprendre des langues. Mais cela n'était pas encore admis. Elles vivaient très simplement, assumaient le ménage de leur chambre, petits lavages et raccommodages personnels, couture, robe, lingerie pour elles et leurs jeunes soeurs, ouvrages d'agrément, leur permettant de faire de petits cadeaux, visites avec leur mère, bal 2 ou 3 fois pendant la saison. Bal de l'Hôtel de ville pour les officiels et la bourgeoisie [...] Nous allions rarement au théâtre à Laon sauf pour des manifestations de bienfaisance ou des concerts. Plusieurs concerts par hiver, des sociétés locales faisant venir des artistes de Paris. Nous nous promenions peu. Notre but était toujours "le grand jardin" où nos parents ont fait aménager un tennis vers 1902 et bâtir une salle de billard un peu en dehors de la maison pour permettre à nos frères de recevoir leurs amis. Elle servait de salle de musique. Notre père, président de l'harmonie municipale, y avait adjoint une société d'amateurs d'instruments à cordes, chanteurs et chanteuses pris dans tous les milieux. Nous en faisions partie et avons gardé un souvenir inoubliable des concerts donnés auxquels nous participions.
A la maison, vie très simple. Un ménage (l'homme cultivant un grand jardin à légumes en dehors de la maison) et une bonne d'enfants aidaient notre mère. Petit déjeuner : chocolat au lait très pâle ou orge grillé bouilli dans le lait servi avec du pain sec coupé et trempé, jamais de beurre. Déjeuner de midi; un plat de viande copieux, des légumes, fromage et dessert (fruits ou biscuit) quelquefois radis et beurre au début du repas, ou salade à la
fin. Le soir, potage, deux fois par semaine le pot au feu, les autres soirs oeufs ou restes, légumes, dessert (entremets le dimanche).
[...] nous achetions une livre de beurre à chaque marché et un maroille. Notre mère faisait elle-même le marché, une bonne l'accompagnant. Elle y achetait souvent boucherie et charcuterie. Au goûter nous avions un morceau de pain et 1/2 tablette de chocolat dite tablettes de pensionnaires. En rentrant de classe, nous quittions notre robe pour en mettre une vieille et ne pas nous salir. Nous avions une robe de tous les jours, et une des dimanches ou réceptions."
A la lecture de ces paragraphes, on comprend que Suzanne ait aimé la musique, sortir et danser, le grand air, la nature, la botanique, le jardinage et nager dans la mer ! La rue Saint-Cyr et les séjours à Mers lui avait donné tous ces goûts et ces talents !
Sa communion, Suzanne la fait avec ses cousines Poullot, les deux filles d'Albert (frère d'Angèle Limasset): Jeanne a le même âge qu'elle, et Andrée un an de moins. Elles habitent à Reims.
Les Limasset retrouvaient volontiers leurs proches amis lors des vacances sur la côte : Monsieur Guibal par exemple, collaborateur de Lucien à Laon, et sa famille, dont les jumelles Jeanne et Andrée (prénom décidément très fréquents!), reconnaissables à leur ceinture foncée sur la photo de groupe c-dessous.
Monsieur Monet, surtout, un collègue de Lucien Limasset aux Ponts et Chaussées (tous deux d'ailleurs terminent à Paris leur carrière d'Inspecteur Général). À Mers, en 1909, à Fontainebleau, ou plus tard (sans doute 1913) à Gavarny, on assiste à des séjours ou à des promenades communes. Lorsque les deux dernières sœurs de Suzanne, Yvonne et Renée, ont épousé respectivement Jean et Pierre Monet, ceux-ci étaient donc loin d'être des inconnus !
Des sorties et des réceptions sont souvent même organisées par les Ponts et Chaussées. Il n'est pas rare que Lucien, dans ses déplacements, puisse emmener l'un ou l'autre des membres de sa famille. C'est ainsi que Suzanne a pu faire un séjour à Londres, accompagnée de son père.
Mers, 1909: Suzanne est ici la seconde à gauche. On reconnaît Yvonne, avec ses bretelles, et Marguerite, tout à fait à droite. Mais il y a aussi Marguerite et Paulette Monet (3e à partir de la gauche et 3e à partir e la droite, et les jumelles Guibal (au centre et 2e à partir de la droite). Les deus garçons doivent être Jean (derrière) et Pierre (à gauche).
On reconnaît ici, dans la forêt de Fontainebleau, Suzanne, au centre du groupe, avec derrière elle son père (casquette brune)
On identifie aussi Marguerite et Paulette Monet, habillées et coiffées de façon identique, entre elles, Yvonne Limasset et devant, Renée. Jean Monet est à gauche, et Pierre est assis devant le groupe.
Sur la photo de droite, Les Ponts et Chaussées ont organisé un séjour dans les Pyrénées: on reconnaît Suzanne (2e à gauche)
En 1913, la famille Limasset, quittant Laon, s'est installée à Paris, 13 rue de la Cerisaie. Suzanne va avoir beaucoup plus d'occasions de rencontrer Maurice, qui déjà est très introduit dans la famille. Il a fait son service à Laon, et son oncle Eliacin Rol, associé de son père et ancien pharmacien à Laon, est le père de Jeanne et de Marcelle qui ont épousé André et Joseph Limasset, le 20 janvier 1910. On se souvient que Suzanne et Maurice, demoiselle et garçon d'honneur, s'étaient très bien entendus. A Paris, les bals des Ecoles, le bal de l'"X" dont Joseph et Jean Limasset sont d'anciens élèves, le bal des élèves de l'Ecole Centrale de Paris, ou les réceptions dansantes des Ponts et Chaussées sont autant d'occasion de se rencontrer... du moins quand Maurice peut se dégager de ses obligations, comme ce fameux 19 avril 1913!
Les bals sont des soirées bien codifiées. La succession des danses est définie à l’avance, inscrite dans un «carnet de bal» remis à chaque participant à son arrivée. En face de chacune, les cavaliers indiquent le nom de la cavalière qu’ils ont invitée à danser. Evidemment, il est inconvenant qu’un homme invite trop souvent la même femme à danser, malséant qu’un « engagement » ne soit pas respecté, et inconcevable qu’une femme invite un homme à danser.
Avant chaque danse, le cavalier va chercher sa cavalière, sur la piste, la salue tandis qu’elle lui fait une révérence. Après la danse, il l’a reconduit à son bras jusqu’à sa place.
Le bal se termine par un aimable «cotillon». Un danseur est désigné comme «conducteur du cotillon», il a alors pour charge d’organiser une succession de jeux de bon goût centrés sur la danse. Le cotillon offre un peu plus de liberté aux dames : certains leurs permettent même de choisir leur cavalier. C’est toujours un moment de détente attendu.
Cliquez sur les liens pour voir le titre des danses et le nom des jeunes filles invitées: Le 34ème bal des X, 20 janvier 1912 (Société amicale des anciens élèves de l'École Polytechnique, pages de présentation, salons de réception de l'hôtel Continental, et orchestres, l'ordre des danses jusqu'à la 14ème, Valse-Boston avec Suzanne Limasset, sur une musique de Marchetti "Fascination" (lien), puis de la 15ème à la dernière danse, où Suzanne est l'invitée de Maurice, une polka intitulée "Tout à la joie" (lien)!. Ce soir-là, le cotillon est mené par un certain L. Bouquelot.
Suzanne espérait très fort que Maurice pourrait être présent au Bal de l'ECP (École Centrale de Paris), le 19 avril 1913. Même Eliacin Rol le savait, qui écrivit à Maurice de tout faire pour être là ce soir là!!! Le programme est donné et les salles indiquées. Puis en avant pour les danses. La première est une valse accordée à "SL" (Suzanne Limasset), la seconde à Thérèse Alliot, la sixième à Suzanne: elle s'intitule 1ers lanciers, la 11ème danse est pour Suzanne. À la dernière page, celle du "Cotillon" (avec liste de figures à exécuter), c'est le nom de Suzanne que Maurice a écrit!
À peine 12 ans après la carte postale que la petite fille écrivait à ses grands parents, c'est une jeune fille qui va bientôt fêter ses 20 ans qui, le 24 avril 1913, écrit à sa meilleure amie Suzanne Rogier qu’elle appelle affectueusement "ma vieille Suzanne" !
[…] "Je coule en ce moment des jours délicieux. Samedi dernier, c’était le bal des anciens élèves de Centrale. Bien que la saison soit avancée, il y avait beaucoup de monde, quelques jolies toilettes, pas mal d’excentriques aussi ; j’aime ces grands bals dans les beaux salons du Continental. Et puis il est admis à Paris que jeunes filles et jeunes gens puissent se promener et causer à leur guise. Maurice avait pu venir de Sissonne où il était à ce moment là ; je ne connaissais que lui de sorte que nous avons pu passer presque toute la soirée ensemble ; cela nous a semblé d’autant meilleur que depuis que nous habitons Paris nous nous voyons rarement. Mais au fait, est-ce que je t’ai jamais dit qui était mon fiancé ? Pourtant, ma chère Suzanne, je suis si sûre de ta discrétion que je peux bien tout te dire, c’est un cousin de mes belles-sœurs (avec qui j’ai été demoiselle d’honneur à leur mariage).
Il est sorti de Centrale au mois de juillet dernier et on attend pour nous marier la fin de son service militaire. Je le connaissais très peu avant le mariage de mes frères mais ce jour là déjà nous nous entendions très bien pourtant. J’ai été très longtemps sans me douter le moins du monde qu’il pensait à moi. Quand je m’en suis aperçue j’en ai été très heureuse" [...] "Cela me fait du bien ma chère Suzanne de te raconter tout cela puisque je n’ai encore le droit d’en parler ; à certains moments j’ai des envies folles de chanter dans la rue ou de crier partout mon bonheur, heureusement tranquillise toi, j’arrive encore à me contenir" […] Suzanne termine ainsi, après s’être égayée dans divers sujets: "Je te quitte maintenant ma vieille Suz en t’embrassant de tout mon cœur, et en te souhaitant d’être heureuse toi aussi comme nous. Ton amie de toujours".
On ne reviendra pas ici sur le mariage de Suzanne, évoqué par ailleurs. La cérémonie finie, Suzanne monte dans la voiture avec son jeune époux. C'est parti!
Et voici ouverte la première page du livret de famille...
Pour passer directement au chapitre suivant, cliquer sur le lien MAURICE ET SUZANNE