Deuxième partie
de 1940 à 1944
Fin juillet 1940. Annie a 24 ans
Pour lire ou relire sa relation des mois passés avec l'ambulance AMA 33 où elle est affectée jusqu'au jour de sa démobilisation, et le parcours épique de cette ambulance sur les routes de l'exode, suivre le lien: http://histoiredelafamille.fr/lettre-anne-marie-ambulance-1940
lettre de Bernard à sa grande sœur
Démobilisée fin juillet, elle retrouve à Montignac Henri et une partie de la famille Limasset. Elle y passe un certain temps puis repart en voiture vers Paris avec sa cousine Andrée et son mari Robert Brunet. C'est avec eux qu'elle passe la ligne de démarcation entre zone libre et zone occupée
Le 23 août elle arrive à Neuvy, selon Lucienne qui raconte :
"Nous jouions sur le chemin de la gare et qu’a-t-on vu à notre grande surprise ? Annie ! Fous de joie, nous avons couru annoncer la nouvelle à maman. Elle n’était pas dans la maison, vite nous avons couru au devant d’elle qui revenait des courses. Nous avons essayé de lui faire deviner la bonne nouvelle. Tout de suite elle a compris, mais « pour rire » nous lui avons fait croire qu’elle se trompait sans mesurer la mauvaise plaisanterie, c’était si formidable ! Arrivée à la maison, quand maman a vu que c’était bien elle, au lieu de rire, elle a fondu en larmes, surpris, nous avons compris combien l’inquiétude l’avait éprouvée et combien sa joie était chargée d’émotion".
Quelques jours plus tard c'est le retour à Brunoy. Quand la famille arrive, "la maison n’a pas été occupée mais il était temps car les allemands y ont été conduits par quelqu’un de la mairie (que maman connaissait) et qui fut bien surpris de la voir rentrée. Ils occupèrent donc la maison voisine encore vide". (Lucienne). Suzanne s'était déjà inquitétée de savoir la maison inoccupée, compte tenu des circonstances... Dans son journal, René Alliot, son beau-père, note, à la journée du 21 juillet : "Suzanne a fait demander aux Pescheux de s’installer chez elle".
Annie va passer quelque mois à Brunoy auprès de sa mère et de Françoise dont l'état de santé, au fil des mois est de plus en plus préoccupant. Maurice est retenu prisonnier en Allemagne, et la santé de Suzanne n'est pas bonne non plus... René Alliot, samedi 15 février: "Lettre d’Anne-Marie nous disant la gravité de la maladie de Françoise (39 à 40°, infection)". Lucienne résume : "Année éprouvée. Au mois de février, Françoise est tombée très gravement malade, sa vie ne tenait qu’à un fil. On a installé son lit dans la chambre de maman, qui elle aussi était malade. Dispersion des plus jeunes. Je suis mise en pension et Bernard partira chez grand-père le 8 mars, conduit par Henri"...."Annie qui soignait les malades de la famille a été obligée de renoncer à un travail très intéressant qui lui était offert, elle en a pleuré. Plus tard, l’abbé Berthier (curé de Brunoy) lui a trouvé un poste d’assistante sociale à Corbeil, mais il était beaucoup moins intéressant".
Un autre chapitre de la guerre s'est ouvert pour maman avec ce poste. "Je pouvais faire les 12 km à bicyclette (depuis Brunoy), et j'ai loué une chambre pour passer la nuit quand ce n'était pas possible de rentrer. J'avais la responsabilité du canton - l'antenne du Secours National était à Versailles - et devais faire des permanences dans plusieurs villes, examinant les dossiers d'aide aux familles en difficulté ou les demandes de subventions pour des établissements"... Avec ses collègues elle apporte aux familles l'indispensable en matière d'aide ou de conseil sanitaire et social et, là où elle le peut organise de petits extras comme, par exemple, un goûter pour les femmes enceintes. Mais elle doit aussi faire face aux situations d'urgence qu'on imagine avec l'intensification des bombardements sur la région parisienne, "Nous étions quelquefois demandés par des villes qui avaient été bombardées" écrit-elle beaucoup plus tard. Lucienne écrit de son côté "Annie, en tant qu’assistante sociale se rendait sur les terrains bombardés, quelques fois elle (y) partait avant la fin (des bombardements).
Maman s'est trop peu racontée sur cette période pour qu'il soit possible d'apporter ici plus de détails.... Rétrospectivement, elle aura plutôt tendance par la suite à raconter que c'est là, à Corbeil, qu'elle a contre toute attente revu papa qu'on lui avait présenté plus tôt chez ses oncle et tante les Morvan !
Reconnaissances officielles :
C'est chez une cousine germaine de sa mère, Madeleine Morvan, que maman a rencontré papa, en novembre 1943. Lui y avait été invité par l'intermédiaire de ses grands amis, les Poulet-Goffard : famille nombreuse, pleine de vie et de ressources, dont les fils ont été de très grands amis de papa, depuis que, rentrée d'Egypte, la famille s'est installée à Chantilly vers 1923. Cette famille a certainement beaucoup entouré la maman de papa, restée seule pendant sa captivité - Albert, le père de papa était décédé depuis janvier 1930 - . D'ailleurs, Xavier et Marguerite Poulet-Goffard étaient présents à cette rencontre chez les Morvan (difficile de savoir comment les Morvan et les Poulet-Goffard se connaissaient, mais tout porte à croire qu'ils avaient sciemment organisé cette rencontre entre Anne-Marie Alliot et Pierre Boudin.. Il y avait aussi à ce goûter Maurice et Suzanne, ainsi que Henri et Jacqueline Alliot qui venaient de se fiancer.
Pierre était là un peu contre son gré, car avait du renoncer à une virée avec son meilleur ami, Pierre Garry, rencontré pendant l'année préparatoire aux études de Médecine refaite à Amiens après un échec à Paris (Papa avait une culture plutôt littéraire, et l'année préparatoire était très pointue en matière scientifique. Ses études de médecine se sont ensuite normalement déroulées à Paris, où il se rendait tous les jours par le train).
Annie pense sans lendemain cette première rencontre, elle n'y pense même pas trop, jusqu'au jour où, à l'heure de midi et alors que ses collègues de l'antenne de Corbeil sont absents, elle voit proprement "débarquer" Pierre, qui lui avoue avoir bien hésité. "Stupéfaite de le voir arriver, les trains étant rares, je l'ai conduit à un arrêt de bus rentrant sur Paris. J'était toute tremblante de surprise et d'émotion. Nous avons convenu de nous revoir à Paris pour faire connaissance. Quand nous y passions quelques heures le dimanche, il fallait rentrer avant le couvre-feu. Pas question de coucher sous le même toit à l'époque, il me reconduisait rue de Reuilly. Le pavillon était vide, Grand-père et Tante Thérèse restant à Neuvy toute l'année. Mes parents y avaient installés un pied-à-terre pour les soirs où ils pouvaient rester à Paris au lieu de rentrer à Brunoy. Ensuite, il allait passer la nuit chez les Poulet" (Goffard)
Pierre était depuis peu démobilisé : ayant obtenu son doctorat en médecine en mai 1939, complété par un diplôme de Médecin Légiste de l'Institut de Médecine légale et de psychiâtrie de l'Université de Paris, et un diplôme de l'Institut d'Hygiène Industrielle et de Médecine du Travail, il n'aura que le temps d'exercer quelques mois comme remplaçant. La mobilisation d'août 1939 l'envoie dans les Ardennes comme sous-lieutenant médecin aux armées. Maman, dans les textes qu'elle a écrits sur papa après sa mort nous permet de comprendre qui a été notre papa pendant cette période de guerre, avant de la rencontrer (extraits ci-dessous - cliquer 2 fois pour agrandir au maximum)
Après ces années longues (presque 4 ans) évoquées par maman, il est rapatrié le 22 septembre 1943 du camp de prisonnier OFLAG V A, titulaire d'une permission de 30 jours, puis mis en congé sans solde = libéré, démobilisé, autorisé à se faire délivrer une carte d'identité par la Préfecture et des cartes d'alimentation par la mairie de son lieu de résidence. Une vie "presque" normale, surtout après l'expérience des camps et de l'exil. C'est peu après que Papa et Maman se rencontrent, puis se fréquentent. En toile de fond, il y a toujours les bombardements, l'occupation, les rafles, sans parler des difficultés d'approvisionnement tant pour l'alimentation que pour le chauffage ou les autres besoins du quotidien. Mais on s'adapte, sauf lorsque resurgit la peur.
Ainsi pour papa, en janvier ou février, alors que lui et maman ont rendez-vous à la gare du Nord, avant de se rendre ensemble jusqu'à Chantilly où Annie va rencontrer sa future belle-mère. Pierre, attend donc le train pour rejoindre Paris "Je devais, raconte papa, prendre un train vers 7h du matin à Chantilly. J'ai quitté ma maison, de l'autre côté de la gare de Chantilly, au 8 de la rue Victor Hugo .... je n'avais pas fait quatre pas vers les escaliers conduisant vers le pont sur le chemin de fer, que j'étais arrêté par des soldats allemands, baîonnette au canon, descendus d'un camion bâché de la Wehrmacht. À coups de crosse ils m'ont forcé à monter dans le camion dans lequel d'autres français étaient parqués comme du bétail. Interdiction de parler, la bâche refermée, le camion a roulé dans le noir, pas très longtemps. À l'arrêt il commençait à faire jour, nous nous sommes trouvés dans un établissement pour chevaux de course. Rassemblés dans une salle assez vaste, j'avoue ne pas avoir compté combien de "raflés" nous étions, cent, deux cents, je ne saurais le dire. Assis sur des bancs, une attente interminable commence. Des allemands civils et militaires, Gestapo et Abwehr, étaient derrière une longue table et, au bout d'un temps qui m'a semblé très long, ont appelé les gens les uns après les autres pour contrôler leurs papiers. Mon tour arriva assez vite. Après une quarantaine de mois de captivité (j'avais appris l'allemand assez bien pour défendre mes malades et obtenir pour un certain nombre leur libération et leur retour en France comme inaptes au service, réformé si l'on veut) j'avais appris suffisamment la langue pour expliquer la situation. J'avais heureusement sur moi les papiers allemands signifiant mon "entlassung", ma libération. Je dois dire qu'ils m'ont lâché aussitôt sans pour autant s'excuser. Mais je n'en demandais pas tant. En m'en allant, j'ai pu constater que je sortais de l'entraînement des chevaux de Rotschild, chemin des Aigles à Gouvieux, à 300 mètres de mon domicile ! J'ai été à la gare de Chantilly où m'attendait ma fiancée qui, ne me voyant pas à la gare du Nord, était arrivée à Chantilly. J'étais encore vert de la peur du petit matin et je n'ai appris que par la suite que ces rafles étaient consécutives au meurtre d'un pharmacien de Chantilly, collaborateur notoire, par la Résistance. J'ai su après que de nombreux malheureux, ramassés au même endroit que moi, et ailleurs, avaient été déportés et n'étaient jamais revenus. Le curé de ND de Chantilly, le directeur de l'EDF et bien d'autres..."
De son côté, maman devait de plus en plus souvent se rendre sur les lieux des bombardements pour trouver rapidement les ressources nécessaires, repas, habillement, hébergement des victimes. Elle raconte ce qu'étaient ces moments où la guerre s'invitait dans leur vie : "Une nuit, j'ai été appelée pour un bombardement à Villeneuve Saint-Georges en pleine nuit. J'étais fiancée, et c'est la première fois que Pierre était à Brunoy pour 2 jours. J'ai essayé de trouver un ami qui me prêterait une bicyclette pour lui, et cela n'a pas été possible. Je suis partie seule, le laissant à la maison." (9 km à bicyclette, seule, en pleine nuit, après un bombardement... nos parents se rendaient-ils compte qu'ils étaient des héros?)
Au bout de sa période de congé, Pierre cherche à s'installer. Pour rester non loin de Chantilly, il choisira Beaumont-sur-Oise, où la clientèle du docteur Dubois, victime malgré son jeune âge d'un cancer du rein, est à céder, et la maison à louer. Il visite les lieux. Le cabinet est au rez-de-chaussée de la maison d'habitation. Annie, qui l'accompagne, note avec un frisson que sur une cheminée trône dans un bocal d'alcool un rein du défunt !! Pierre s'installe un peu plus de 2 mois avant le mariage et débute sa clientèle. Il a récupéré la traction acquise peu de temps avant la mort de son père, quand celui-ci, victime d'un AVC ne pouvait plus se déplacer seul, et dont sa mère, pendant la guerre, avait caché les roues pour qu'elle ne risque pas d'être réquisitionnée. Il a un laissez-passer de nuit délivré par la Kommandatur le 9 juin 1944, lui permettant de circuler après le couvre-feu autant que sa profession le nécessite.
Le rein sera enlevé rapidement de la cheminée, mais les meubles de Madame Dubois resteront un certain temps dans la maison, celle-ci ne pouvant les enlever immédiatement. Ils y vivront au début de leur mariage, sans se décider à occuper la chambre des Dubois, préférant celle, plus gaie, donnant sur le jardin. Il leur faudra attendre que les communications soient plus faciles et plus sûres pour récupérer leurs premiers meubles et voir partir les autres.
Petit retour arrière : Maman quitte donc en Juin 1944 son poste d'assistante sociale à Corbeil pour se marier et "suivre son conjoint".
Le mariage a lieu à Brunoy, le 29 juillet 1944. Extrait des notes de maman : "Maman avait organisé tant bien que mal la réception (...). Le ravitaillement était très difficile. Lucienne m'a raconté par la suite (...) " Laissons celle-ci raconter elle-même cet épisode épique (extrait de la page faite pour ce site par Lucienne [chapitre LA FAMILLE de 1939 à 1945, sous-chapitre LUCIENNE ALLIOT):
" Je suis allée à Lieusaint à bicyclette demander à des familles de cultivateurs, parents d’élèves de ma classe, s’ils pouvaient nous donner quelques provisions pour faire un buffet après la cérémonie. Je suis revenue avec 2 canards vivants qui m’ont donné bien de la peine, se mettant tous deux du même côté du panier en déséquilibrant le vélo, il fallait constamment m’arrêter pour les remettre à leur place, et à l’arrivée c’est maman qui a fait une drôle de tête car tuer un canard ne lui semblait pas une mince affaire. Le jardinier, heureusement, a pu le faire et nous avons pu constater que les canards sans tête peuvent encore courir un peu ! J’avais aussi dans mes trésors 6 ou 12 œufs, un petit morceau de beurre et peut-être un petit morceau de lard ?"
"Pour me faire une robe de mariée (poursuit maman) il aurait fallu des tickets. La femme de mon cousin Pierre Limasset m'a prêté la sienne, qui a été mise à ma taille. Une amie m'avait prêté son voile, tante Thérèse des gants, la femme de ménage de maman s'était mariée peu avant et m'avait proposé ses chaussures blanches qui étaient à la bonne pointure. Pierre avait un smoking et la veille du mariage nous avions trouvé un noeud papillon blanc chez la mercière. Nous nous sommes mariés à l'église saint-Médard, à Brunoy. L'abbé Berthier, notre ancien curé, était venu de Corbeil. La ligne de chemin de fer Paris-Brunoy avait été coupée le matin, et les invités avaient eu quelques difficultés pour arriver."
"Le soir du mariage, nous avons eu un train, nous avons enregistré nos bicyclettes : nous devions traverser une partie de la ville pour gagner l'appartement prêté par les Garry..... Nous avons passé 8 jours très heureux, avant de partir pour Beaumont où un vieux médecin retraité avait remplacé Pierre. Nous étions devenus Pierre et Annie ... (...)".
Ci-dessous (pour lire, agrandir + effet loupe sur chaque page), lettre écrite par maman au lendemain du mariage auquel son grand-père et tante Thérèse, qui habitent à neuvy, n'ont pas pu venir. Le petit mot ajouté par papa est très émouvant.
Les voici installés pour quelques années (presque 12) au 25 rue de Paris, à Beaumont-sur-Oise, Seine et Oise. Maman est devenue Madame le Docteur Boudin, comme on disait.
Mais on n'est qu'au tout début de cette nouvelle histoire, à poursuivre dans le sous-chapitre suivant (en cours de construction):
(À Beaumont-sur-Oise, au lendemain de la guerre)